Le Quotidien du pharmacien.- Votre dernière étude économique fait ressortir un taux de près de 82 % de pharmaciens ayant un endettement bancaire à long ou moyen terme. Est-ce à dire que les pharmaciens ont une addiction au crédit ?
Philippe Becker.- De fait, ce chiffre illustre la grande dépendance des pharmaciens au crédit bancaire. C’est une mécanique implacable car la voie de la création étant fermée, pour devenir pharmacien titulaire, il faut acheter et donc emprunter. Il n’y a pas d’autres solutions ! Malgré une relative stabilité de la valeur des officines depuis quelques années, il faut considérer que l’investissement global se situe en moyenne entre 1,4 et 1,5 million d’euros. Résultat, le pharmacien doit emprunter beaucoup et compte tenu de la rentabilité des pharmacies, il doit aussi rembourser sur une longue période.
Ne risque-t-on pas de s'engager dans une impasse financière compte tenu des incertitudes pesant sur l’activité des pharmacies après une période euphorique liée à la crise sanitaire ?
Catherine Baffos.- Nous pointons effectivement trois zones de risques : un probable recul de l’activité, ce qui laisse penser qu’assez rapidement nous allons retomber dans un cycle « normal » avec des progressions de chiffre d’affaires beaucoup plus faibles, voire des baisses, que nous constatons déjà sans surprise depuis début 2023. En dépit de cette perspective, nous observons paradoxalement que sur toutes les régions attractives les officines dont le chiffre d'affaires dépasse 2 millions d’euros se négocient à des prix de plus en plus élevés. Enfin, dans le même temps, le coût du financement augmente fortement depuis 6 mois. Combinés ces trois facteurs peuvent effectivement compliquer le remboursement des dettes dans les prochaines années.
Dans ce contexte les banques ne vont-elles pas réduire la voilure comme nous pouvons déjà le constater actuellement dans l’immobilier résidentiel ou commercial ?
Philippe Becker.- Si ce n’est pas encore le cas aujourd’hui, le passé a toujours montré que les incertitudes économiques, dans un contexte d’une montée des taux d’intérêt à long terme, ont un impact sur l’attitude des banques. Et bien entendu des conséquences sur les prix de ventes et sur le marché de la transaction que ce soit dans l’immobilier ou pour les officines. À titre d’exemple, certains montages financiers que nous faisions il y a un an avec des conditions de taux autour de 1,5 % par an ne passent plus en termes de faisabilité avec un taux de 3 % ! Pour 10 000 euros empruntés sur douze ans, la mensualité progresse de 8,5 %, lorsque le taux évolue de 1,5 % vers 3 %. Si les taux atteignent 4 % par an, ce sera une augmentation de 15 % des mensualités qu’il faudra absorber.
Cela signifie qu’il faudra surveiller encore de plus près le ratio d’endettement ! Quelle est la bonne mesure selon vous ?
Catherine Baffos.- Le premier point est de respecter un ratio de fonds propres par rapport à l’endettement bancaire de 15 à 20 %. Il faut par ailleurs faire en sorte que la part du remboursement des emprunts (capital et intérêts) ne dépasse pas 70 % à 75 % de l’Excédent Brut d’Exploitation (EBE). Ce n’est pas une question de confort mais de sécurité ! Il y a en effet une relation binomiale entre la capacité d’endettement et la rentabilité, c’est la raison pour laquelle le ratio EBE/CA HT est devenu l’instrument de mesure clé de l’officine.
Le fait que dans beaucoup de cas les primo-accédants bénéficient de l’aide des « boosters d’apport » est il selon vous de nature à maintenir à niveau les besoins de financement ?
Philippe Becker.- Il ne faut pas se voiler la face, les « boosters d’apport » sont devenus une ressource indispensable pour les primo-accédants. Sans eux le marché serait beaucoup moins dynamique. Ils permettent une transmission intergénérationnelle grâce à des compléments d’apport très significatifs et aussi du cautionnement. Aujourd’hui il y a deux lectures possibles : soit les « boosters d’apport » prennent leur risque et acceptent d’aller plus loin et ce sera donc un relais encore plus fort si les flots de financements bancaires viennent à se réduire ; soit ils analysent le marché comme tous les prêteurs et ils seront alors probablement, eux aussi, plus frileux !
Catherine Baffos.- Si nous sortons d’une période un peu magique pendant laquelle les pharmacies ont consolidé leur position en termes de fonds propres et trésorerie, il ne faut pas forcément en tirer des conclusions trop optimistes pour l’avenir. En officine, on ne peut jamais trop parier sur l’inflation pour rembourser ses dettes car les politiques de maîtrise des dépenses de santé ont toujours poussé le prix des médicaments remboursables à la baisse ainsi que leur niveau de marge lorsqu’ils sont chers. En revanche, on le voit actuellement l’inflation joue toujours à plein sur les coûts d’exploitation !
Dans ce nouveau climat économique ne doit-on pas envisager, comme pour l’immobilier résidentiel, une durée d’emprunt plus longue ?
Philippe Becker.- Cette voie a déjà été explorée et à mon sens c’est une fausse bonne idée. Une entreprise a une valeur qui est liée à une capacité à être rentable ; ce « cash-flow » doit permettre de rémunérer les associés exploitants ou investisseurs et aussi de rembourser les prêteurs. Le remboursement se fait en général sur 7 ans dans toutes les activités autres que la pharmacie. La pharmacie d’officine du fait d’une forte croissance dans le passé, de sa situation monopolistique, a attiré les prêteurs qui ont accepté une durée de remboursement de 12 ans. Aller au-delà, serait créer de l’illusion et considérer que l’officine n’est pas rentable en tant que telle mais qu’elle peut éventuellement avoir de la valeur à long terme, en tant que placement et non pas comme actif professionnel !
Catherine Baffos.- Dans les faits, l’allongement existe déjà dans un certain nombre de montages avec les « boosters d’apport ». Beaucoup de primo-accédants vont devoir payer des intérêts pendant la période intercalaire pour ensuite rembourser le capital et les intérêts de la dette d’apport complémentaire au-delà. Nous sommes conscients que cela peut être une condition sine qua non. Cependant, nous constatons un effet pervers car en solvabilisant de manière artificielle ceux qui n’ont pas trop d’apport personnel peut créer une surchauffe sur les prix de ventes déjà élevés de certaines pharmacies.