Les deux disparitions n'ont aucun rapport, sinon que Daniel Cordier a vécu plus longtemps, mais peut-être plus utilement. Certes, Diego Maradona a disparu très tôt, victime sans doute de ses excès, que son énorme public préférait oublier, ne retenant de lui, et malgré des fautes regrettables, que sa presque inégalable virtuosité de sportif. Ses admirateurs le disent tous : il les faisait rêver. Le temps passe sur le courage, les exploits, les prises de risque qui ont contribué à changer le monde. La soif de spectacle fait bien plus d'aficionados que la lecture des faits accomplis par les résistants dans des circonstances exceptionnelles qui pourraient bien ne pas se présenter de nouveau.
Les éloges funèbres ne vont pas sans ce vernis qui efface les rides. De Maradona, le public ne veut que retenir son talent, et pas le reste : ses comportements parfois brutaux, ses fautes de jeu, le bout de chemin qu'il a parcouru avec des hommes de la mafia, la drogue, l'alcool, son admiration pour Castro et le socialisme qui l'a conduit à un antisionisme proche de l'antisémitisme, dans un pays, l'Argentine, qui éprouve beaucoup de mal à se débarrasser de cette tare collective. Façon, pour ma part, de dire que je ne serais pas la personne la plus indiquée pour prononcer son éloge funèbre. C'est un sujet de tous les temps : faut-il renoncer à lire Céline parce qu'il était férocement antisémite ? Faut-il renoncer à écouter Wagner ? Et faut-il abandonner les Cubains et les Vénézuéliens à la dictature parce qu'ils sont incapables de s'en défaire ?
De Cordier à Simone Veil
Ce sont d'excellentes questions qui méritent une profonde réflexion. Sans doute faut-il séparer l'artiste de ses erreurs de comportement et, au-delà de la polémique, n'écouter que la musique, pas le compositeur, n'admirer que l'écrivain, pas l'homme que la haine rend fou. Il y a quelque chose d'admirable chez ceux qui tiennent à faire la part des choses. Ils possèdent, en quelque sorte, une grâce que la plupart n'ont pas. Ils veulent réconcilier le monde en séparant le bon grain de l'ivraie. Mais comment admettre qu'un maître des mots comme Céline les utilise pour tuer des innocents ? D'autant que le « naturel » qui fut chassé après la Deuxième Guerre mondiale revient au galop, soulevant chez nous tous une inquiétude que nous avons refoulée pendant des décennies, incapables que nous étions d'imaginer que la bête immonde n'était pas morte.
Il en va de notre équilibre. C'était, il y a peu, si réconfortant de célébrer Simone Veil dans le consensus national. C'était si émouvant de se rappeler son parcours, celui d'une femme héroïque qui, ayant survécu à la Shoah, devint ministre puis présidente du Parlement européen, elle, la victime des Nazis, qui se retrouvait à la tête de l'Europe unie. Du martyre à la gloire. La possibilité qu'elle ait été une sorte d'ange fugitif préservé par notre seule mémoire broie le cœur. Il faudrait enseigner Simone Veil aux enfants allemands pour qu'ils comprennent une fois pour toutes que sa force d'âme a triomphé du mal parce que le nazisme est une calamité.
Et enseigner Cordier aussi. Dans sa biographie, il y a cette anecdote qui en dit plus long que ce qu'elle semble signifier. Il venait de la droite nationaliste qui se retrouvait dans le gaullisme. Mais il était resté antisémite sans vraiment savoir pourquoi, aversion enracinée dans sa jeunesse tourmentée ou élément résiduel de son éducation. Il va saluer le soldat inconnu à l'Arc de Triomphe. Il renonce parce que la place est bourrée de soldats allemands. Il rentre par une rue adjacente et là, il croise un père et sa fille, tous deux marqués à la poitrine par l'étoile jaune. Dans sa tête, dans son cœur, dans son âme enfin convertie à la charité et la pitié, il s'écrie : « Pourquoi eux ? Qu'ont-ils fait ? Pourquoi ces deux innocents ? » (1)
(1) Citation trouvée dans « le Monde »