Karine sourit en lisant le « Quotidien du pharmacien ». Bien que l’article sur lequel elle s’attarde évoque l’enlisement des négociations conventionnelles, l’agitation de la place du marché, en face de la pharmacie, réjouit la pharmacienne. Cela fait plus de cinq ans qu’elle n’a pas entendu ce brouhaha de voix où se mêlent le son des chariots à roulettes et des tables qu’on se presse de déplier, et le bruit du vent dans les parasols des marchands… Le marché manquait à Karine : il est revenu sur son emplacement historique, redonnant par la même occasion un sens au nom de la pharmacie. À vrai dire, elle désespérait de ne jamais revoir ce marché ici. Certains élus avaient recommandé la construction de nouvelles halles, sur un autre site. Aussi incroyable que cela puisse paraître, le maire a soutenu le maintien du marché en centre-ville. Critiquée par certains confrères lorsqu’elle a accepté, en 2020, d’intégrer l’équipe municipale de celui qui est aussi le directeur du centre Leclerc, la pharmacienne reconnaît en Gaëtan Jacques ses qualités de discernement et d’intégrité.
Lâchant son journal, Karine regarde par la fenêtre de son bureau. Dans la rue, elle reconnaît de nombreux patients de la pharmacie. Le téléphone sonne.
- Allô ? Bonjour Docteur Joury. Non, la pharmacie n’est pas encore ouverte, mais j’arrive toujours avant l’ouverture. Je vous écoute…
La pharmacienne insiste lourdement en prononçant « docteur », alors que de son côté, le médecin répugne à utiliser ce terme pour les pharmaciens.
- Vous m’avez appelé hier. C’est quoi le problème avec cette histoire de bandelette urinaire ?
- Ah oui, ma collègue m’en a parlé. Le problème ne concerne pas la bandelette mais l’ordonnance. Vous avez prescrit de l’amoxicilline.
- Et ?
- Et bien, l’amoxicilline n’est pas l’antibiotique recommandé dans le cas d’une infection urinaire…
- Mais je prescris ce que je veux Madame. Je vous interdis de changer la prescription.
- Nous ne changeons jamais une prescription sans l’accord du prescripteur, rassurez-vous Monsieur Joury, dit Karine, abandonnant le terme docteur. C’est d’ailleurs pourquoi ma collègue voulait vous consulter. Pour être certaine que votre prescription portait sur l’amoxicilline, et non sur la fosfomycine qui est recommandée… C’est tout à fait professionnel, vous ne trouvez pas ?
- Toutes ces recommandations faites par des personnes à Paris qui ne font jamais de terrain ! Ça m’énerve.
Après quelques secondes de silence, le médecin poursuit :
- Donnez-lui de la fosfomycine au lieu de l’amoxicilline.
- Au cas où cela vous intéresse, la bandelette était positive, rétorque Karine. Mais comme ma collègue n’a pas réussi à vous joindre, elle a délivré l’amoxicilline.
- Alors pourquoi vous me rappelez ce matin ?
- Pardon ? Mais c’est vous qui m’appelez.
- Hum. Et bien bonne journée.
- Quelle mauvaise foi !, s’écrie la pharmacienne en raccrochant.
Dans le back-office, elle croise Marilyne qui passe l’aspirateur.
- Vous allez bien Marilyne ?
- Super. Vous avez vu, le marché est revenu !
- Oui, c’est chouette.
- J’ai acheté de la farine de blé noir au petit producteur installé devant le monument aux morts. Je voudrais apporter des crêpes demain, c’est possible ?
- Mais bien sûr. Le goûter est une institution à la pharmacie du Marché.
(À suivre…)