L’épizootie d’influenza aviaire hautement pathogène actuelle a entraîné « l’abattage de plusieurs millions d’oiseaux et causé des événements de mortalité de masse dans l’avifaune sauvage », déplore Santé publique France. Rien que dans l’hexagone, depuis le mois d’août 2022, 315 foyers en élevage ont été détectés et des centaines d’oiseaux infectés ont été trouvés morts sur le territoire.
Pire, la maladie ne s’embarrasse plus des barrières d’espèces. Dans le monde, une vingtaine d’espèces de mammifères terrestres et marins, sauvages et domestiques, ont été touchées. En France, un chat malade a été testé positif au virus H5N1 en décembre dernier dans les Deux-Sèvres. Puis, le 10 février dernier, trois renards ont été retrouvés morts dans la réserve du Grand-Voyeux, en Seine-et-Marne. L’un des renards, collecté et analysé par l’Office français de la biodiversité, était infecté par le H5N1, certainement après « charognage d’oiseaux sauvages infectés », selon l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES).
Bien que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) considère que le risque de transmission à l’homme est faible et rappelle qu’aucune transmission interhumaine n’a été documentée, le problème de santé publique reste entier et l’émergence d’un virus mieux adapté à l’homme n’est pas exclue. Au regard de la situation, Frédéric Keck, directeur de recherche au Laboratoire d’anthropologie sociale – rattaché au Collège de France, au CNRS et à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) – revient sur l’histoire de cette épizootie devenue endémique. « Les recherches sur la grippe aviaire débutent dans les années 1970, lorsque des biologistes australiens, Robert Webster et Graeme Laver, découvrent des oiseaux sauvages morts, sur lesquels ils trouvent des anticorps de la grippe. » À la même époque, Kennedy Shortridge crée à Hong Kong le département de microbiologie et axe ses recherches sur la circulation du virus de la grippe chez les oiseaux et chez les cochons. Les trois chercheurs pointent alors le doigt vers le sud de la Chine. Pour Kennedy Shortridge, c’est « l'épicentre de l'influenza, le lieu idéal pour l’échange de virus entre espèces » puisque la région concentre une population dense et des techniques d’élevage intensif impliquant à la fois des canards et des porcs.
Premiers cas humains
« Cette prévision des chercheurs australiens sera confirmée en février 1997 avec l’apparition dans le sud de la Chine d’un foyer de grippe aviaire et l’émergence du virus H5N1, dont on estime qu’il est peut-être le premier virus de grippe qui se transmet de l’oiseau à l’homme sans passer par le porc, alors que ce dernier à un rôle atténuateur. À Hong Kong, Kennedy Shortridge répertorie 5 000 volailles sur les marchés qui meurent de la grippe aviaire et 12 personnes infectées, dont 8 décèdent. Donc une forte létalité confirmée par la propagation du H5N1. » De fait, depuis 2003 (date à laquelle la maladie devient à déclaration obligatoire), l’OMS a enregistré 868 cas humains de H5N1 dont 457 morts. Aucun cas n’a été répertorié en France.
Mais en mai 1997, l’inquiétude grandit avec le premier cas humain chez un garçon de 3 ans qui en décède, suivi en fin d’année par 18 nouveaux cas, dont 7 meurent. Alors directrice du département de la santé de Hong Kong, Margaret Chan, qui sera de 2007 à 2017 la directrice générale de l’OMS, ordonne l’abattage de 1,5 million de volailles dans les fermes et sur les marchés. La décision est d’autant plus impopulaire que les Chinois se fournissent essentiellement dans les marchés d’animaux vivants par opposition aux supermarchés dont la chaîne du froid ne suscite aucune confiance.
Puis survient la crise du SRAS, en 2002, qui surprend la communauté scientifique, focalisée sur une menace grippale. Ce coronavirus semble s’éteindre de lui-même après avoir sévi durant deux ans, principalement en Asie du Sud-Est, et après avoir causé 8 000 infections et près de 800 décès. Par effet miroir, le SRAS donne une dimension pandémique au virus H5N1 qui, lui, s’est répandu très rapidement de l’Asie à l’Europe et à l’Afrique. « Lorsque le H5N1 arrive en Europe, en 2005, le gouvernement Bush, qui sort d’une mauvaise gestion de l’ouragan Katrina et est engagé dans une guerre globale contre le terrorisme en Afghanistan et en Irak, décide de lancer un grand plan de préparation à une pandémie de grippe aviaire. Et quand le H5N1 arrive en France en 2006, dans l’Ain, les mesures prises pour le contrôler sont d’ordre militaire. » Les pouvoirs publics avaient déjà décidé, dès octobre 2005, le confinement des volailles dans 21 départements sur les zones de migrations des oiseaux quand, le 13 février suivant, un canard sauvage est retrouvé mort à Joyeux. Déclaré positif au H5N1 cinq jours plus tard, le canard sera suivi dans la mort par d’autres migrateurs, provoquant le confinement généralisé des volailles d’élevage sur tout le territoire, la mise en place d’un périmètre de protection de 3 km et de surveillance de 10 km, une suspicion généralisée contre tous les oiseaux et l’abattage d’un élevage contaminé de 11 000 dindes.
Stratégies de prévention
Suit une relative accalmie, pendant laquelle le virus se fait remarquer par ses mutations : H7N9 en Chine et à Taïwan en 2013 ; H5N8 l’année suivante en Corée, au Japon et en Europe du Nord ; retour du H5N1 en France en novembre 2015, touchée par le H5N8 l’année suivante. « Le virus s’installe et à partir de novembre 2021, on a des foyers permanents de H5N1 sur la trajectoire migratoire de l’ouest. Ce sont pourtant des types d’élevage très différents, plutôt petits et en plein air dans les Landes avec des structures de 300 à 500 volailles, et de taille moyenne ou grande dans les Pays de la Loire, comptant entre 10 000 et 30 000 volailles le plus souvent confinées », remarque Frédéric Keck. Au vu de l’ampleur de l’épizootie, désormais qualifiée de panzootie, l’ANSES appelle à revoir les stratégies de prévention européennes qui ne peuvent se contenter des confinements et des abattages ; la vaccination des volailles doit être envisagée.
Car oui, des vaccins existent, cinq très exactement, dont un seul dispose d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) en Europe depuis 2006… et dont la souche utilisée ne correspond plus aux virus circulants. L’ANSES pointe également la faiblesse des stocks et l’absence d’adaptation des vaccins aux différentes espèces. Ainsi, aucun vaccin n’existe pour le canard, espèce pourtant la plus réceptive à l’influenza aviaire, souvent exposée aux oiseaux sauvages et fréquemment à l’origine de l’introduction et de la diffusion de la maladie au sein des élevages. Autre problème de taille : si les éleveurs estiment que la vaccination est « une solution techniquement et économiquement réalisable », la réaction des marchés à l’exportation ne peut être ignorée. Monique Eloit, directrice générale de l’Organisation mondiale de la santé animale (OMSA) se souvient qu’après la déclaration des premiers cas de H5N1 dans l’Ain, le gouvernement français a obtenu l’autorisation européenne de vacciner 900 000 palmipèdes « non confinables » de trois départements. « Dès le lendemain, toutes les exportations de volailles françaises ont été interdites par le Japon, la Corée, les États-Unis… »
Dans la course aux vaccins
La menace sur l’exportation, en cas de vaccination, est toujours une réalité alors qu’elle représente plus d’un milliard d’euros par an pour la filière française, soit plus de 60 % du chiffre d’affaires. Cinq pays se sont néanmoins lancés dans la course aux vaccins : la France, la Hongrie, la Belgique, les Pays-Bas et l’Italie, dans l’espoir de réduire le fardeau de la maladie et les abattages massifs. Quels que soient les espoirs en termes de vaccination, la surveillance et les mesures de biosécurité restent de mise. À Hong Kong, par exemple, où la vaccination est autorisée comme dans tout le reste de la Chine, les fermiers disposent un poulet non-vacciné à l’entrée de l’élevage qui joue le rôle de lanceur d’alerte. En France, la Vendée a déployé le concept de paysan sentinelle, « qui s’occupe non seulement de ses bovins et de ses pâturages, mais qui porte aussi une attention constante sur la faune sauvage, sur le vivant ». L’ANSES, qui appelle à de nouveaux vaccins et à une autorisation européenne pour la vaccination des volailles, insiste sur l’importance de ne pas baisser la garde. Même vaccinés, les animaux devront continuer à être dépistés « de façon à garantir l’absence d’infection inapparente ».
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