Dans un contexte favorable à l’ouverture du monopole officinal en France, l’analyse de l’arrêt « Venturini », rendu le 5 décembre 2013 par la Cour de justice de l’Union européenne mérite une attention particulière*. La Cour, saisie d’une question préjudicielle par le tribunal administratif de Lombardie, s’est en effet prononcée sur le point de savoir si la liberté d’établissement posée par l’article 49 TFUE s’oppose à une réglementation qui ne permet pas à un pharmacien, habilité et inscrit à l’Ordre professionnel, mais non titulaire d’une pharmacie incluse dans le tableau, à distribuer au détail, dans la parapharmacie dont il est titulaire, les médicaments soumis à prescription médicale obligatoire (PMO) qui ne sont pas à la charge du service de santé national et qui sont entièrement payés par l’acheteur.
Tout d’abord, la Cour a très classiquement jugé que la réglementation constitue une restriction à la liberté d’établissement au sens de l’article 49 TFUE, mais qui peut néanmoins être justifiée par l’objectif d’assurer un approvisionnement en médicaments de la population sûr et de qualité, relevant lui-même d’un objectif plus général tenant à la protection de la santé publique.
L’originalité de l’arrêt réside dans le raisonnement économique utilisé par la Cour pour apprécier la justification à la restriction à la liberté d’établissement. En effet, la Cour a procédé à une véritable analyse comparative entre les statuts des pharmacies et des parapharmacies et a fait une application implicite du principe d’égalité devant les réglementations économiques (CJCE, 21 juin 1958, Hauts fourneaux et aciéries belges, C-8/57, Rec. p. I-223). À l’instar d’autres États européens, l’Italie a opté pour un maillage territorial des officines de pharmacie afin d’assurer une prise en charge sanitaire, y compris dans les régions les plus isolées. En l’absence de cette régulation territoriale, les officines de pharmacie se concentreraient dans les régions les plus attractives, au détriment des régions moins attractives qui souffriraient donc d’une prise en charge sanitaire de moindre qualité.
Selon la Cour, permettre aux parapharmacies de vendre des médicaments soumis à PMO alors qu’elles ne sont pas soumises à la régulation territoriale des officines de pharmacie, pourrait les inciter à se concentrer dans « les localités jugées les plus rentables et donc les plus attractives ». Or une telle concentration s’effectuerait au détriment des officines de pharmacie présentes dans ces régions, qui perdraient une partie de leur clientèle et donc de leurs revenus. Cette perte de revenus aboutirait, selon la Cour, à une diminution de la qualité du service rendu par les pharmacies, voire à des fermetures susceptibles de provoquer des pénuries de pharmacies dans certaines zones et donc un risque sanitaire.
Le raisonnement de la Cour ne convainc cependant pas tout à fait sur ce point dès lors que, comme elle le relève elle-même, la concentration des parapharmacies dans les zones les plus attractives entraîne un risque économique pour les pharmacies d’officine situées dans ces zones et non pas pour les pharmacies d’officine situées dans les zones peu peuplées, qui sont précisément celles dont la législation italienne relative au maillage territorial entend assurer la protection.
La Cour a, enfin, considéré que la réservation de la vente des médicaments soumis à PMO aux pharmacies est une restriction proportionnée dans la mesure où les États membres disposent d’une marge d’appréciation pour fixer le niveau de protection de la santé publique et la manière dont ce niveau doit être atteint. En l’espèce, le risque de pénurie de pharmacies, susceptible de naître du fait de l’extension du périmètre des ventes autorisées pour les parapharmacies, constituait un risque suffisamment sérieux pour la protection de la santé publique.
Cet arrêt s’inscrit néanmoins dans un mouvement plus général de resserrement de la justification du monopole officinal sur les seuls médicaments soumis à PMO. En effet, le droit de l’Union européenne se fonde sur la dangerosité des médicaments pour distinguer ceux qui sont ou non soumis à PMO. Sont soumis à prescription médicale les médicaments « susceptibles de présenter un danger, directement ou indirectement, même dans des conditions normales d’emploi, s’ils sont utilisés sans surveillance médicale » (C. com. méd., art. 71.1.). À l’inverse, ceux ne présentant pas cette dangerosité ne sont pas soumis à prescription (C. com. méd., art. 72).
Ce resserrement de la justification du monopole officinal sur les seuls médicaments soumis à PMO emporte d’importantes incidences sur la libéralisation des circuits de distribution des médicaments non soumis à PMO. D’une part, les incidences de ce resserrement se vérifient sur la libéralisation des circuits de vente réservés aux pharmaciens, avec l’introduction du commerce électronique de médicaments. Ainsi, dans l’arrêt « Doc Morris », la Cour avait considéré que la dangerosité des médicaments soumis à PMO peut justifier qu’une réglementation nationale conditionne la présence physique obligatoire d’un pharmacien et interdise, à ce titre, toute vente à distance de ce produit (CJCE, 11 décembre 2003, Deutscher Apothekerverband eV c/ 0800 DocMorris NV et Jacques Waterval, C-322/01, Rec. p. I-14887). La Directive 2011/62/UE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2011 s’est d’ailleurs appuyée sur cette solution pour prévoir que le principe de la vente en ligne des médicaments pouvait être limité par « des législations nationales qui interdisent l’offre à la vente à distance au public de médicaments soumis à prescription » (C. com. méd., article 85 quater1). En France, le législateur a utilisé cette réserve pour cantonner, dans un premier temps, la vente en ligne aux seuls médicaments de médication officinale (C. santé publ., art. L. 5125-34) et, à la suite de la censure de la décision du Conseil d’État du 17 juillet 2013, pour réserver cette forme de distribution aux seuls produits non soumis à PMO (CE, M. L. et autres, n° 365317, 366195, 366272, 366468).
D’autre part, les incidences de ce resserrement se vérifient sur la libéralisation des circuits de vente non-réservés aux pharmaciens. Ainsi, dans son avis n° 13-A-24 du 19 décembre 2013 relatif au fonctionnement de la concurrence dans le secteur de la distribution du médicament à usage humain en ville, l’Autorité de la concurrence a recommandé une libéralisation du monopole officinal français sur la base d’une réforme « à l’italienne ». S’appuyant sur le modèle italien, l’Autorité de la concurrence a ainsi proposé d’ouvrir la distribution, notamment des produits d’automédication, déjà en libre accès dans les officines de pharmacie, à d’autres circuits de distribution (parapharmacies et grandes surfaces), à condition d’être vendus dans des espaces dédiés et sous la surveillance et le contrôle d’un pharmacien diplômé.
Si une telle réforme « à l’italienne » du monopole officinal français n’est pas encore à l’ordre du jour, l’analyse du modèle italien, de son interprétation et des difficultés pratiques qu’il soulève, est un enjeu essentiel pour les autorités et les acteurs de la chaîne de distribution du médicament en France.
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