Le Quotidien du Pharmacien. Après six années à la tête de l’ANSM, quels sont les projets que vous avez vu aboutir dont vous êtes le plus fier ?
Dominique Martin. Je voulais que l’agence se comporte non seulement comme un acteur de santé publique, mais aussi comme un acteur de service public. C’est-à-dire qu’elle ait un service vraiment attentionné vers l’ensemble de nos parties prenantes que sont notamment les patients, les professionnels de santé et les industriels. L’agence a par exemple beaucoup progressé sur la délivrance des autorisations d’essais cliniques, dont le délai moyen est passé de 90 jours à mon arrivée à 45 jours aujourd’hui, et même 20 jours pour les essais dans le Covid-19, alors que le délai réglementaire est de 60 jours.
Dans le même temps nous avons fait un mouvement vers les professionnels de santé et les patients. Notre objectif est de leur donner tous les éléments nécessaires pour que, lors du moment particulier où ils entrent en discussion, ils puissent avoir un dialogue éclairé sur l’efficacité et sur les risques associés à la prise de médicaments. C’est ce qui motive notre mouvement de communication vers le grand public : alimenter les acteurs en interaction en informations accessibles, validées scientifiquement et juridiquement. Cela n’est pas toujours simple, en particulier la communication vers le patient car il n’y a pas un patient mais une multitude, et que, on le comprend aisément, le sujet du médicament peut véhiculer des émotions fortes. Nous acceptons toutes les discussions avec tous les usagers, même quand elles ne sont pas faciles.
Ce mouvement très important de l’ANSM vers les usagers n’est pas que philosophique mais aussi très concret autour des outils de communication mis en place. Le nouveau site Internet de l’ANSM, qui doit être lancé dans la première quinzaine de décembre, en sera la consécration.
Dans quelles conditions cette ouverture de l’ANSM vers l’extérieur a-t-elle pu se mettre en place ? Est-elle suffisante ?
Le travail se poursuit. L’agence a un projet d’ouverture fondamental qui se traduit aussi par la structuration de son organisation. Par exemple, on transforme nos directions produits en directions médicales pour les tourner vers le patient. Parce que notre sujet n’est finalement pas le produit en tant que tel mais le produit prescrit par un médecin, délivré par un pharmacien et pris par un patient. C’est cet ensemble plus complexe que de la pure chimie qui est intéressant.
Cette ouverture a pu se faire par la discussion et surtout par l’arrivée de mon premier sujet majeur à la tête de l’agence : la Dépakine. J’ai été frappé à l’époque, lors de discussions en interne, sur ce qu’on pouvait dire directement aux femmes et ce qui devait passer par les professionnels de santé. Pour ma part, j’ai rappelé la loi relative aux droits des malades de 2002 – à laquelle j’ai participé – et l’importance d’avoir une information directement auprès des personnes concernées. L’idée est bien de donner les informations à la fois aux professionnels et aux patients pour qu’ils puissent avoir ensemble un dialogue éclairé. Le patient ne doit pas être dans une position d’infériorité ou de dépendance au professionnel, il doit pouvoir interpeller le professionnel avec des arguments. Ces discussions en interne ont été capitales, elles ont permis de créer des outils et de faire évoluer les modes de relations, y compris avec les associations de patients. Le sujet n’est pas clos, bien au contraire. Aujourd’hui, nous organisons des auditions publiques, comme nous l’avons fait pour le baclofène ou les prothèses mammaires. C’est le modèle que nous devons continuer à développer.
Et quels sont vos motifs de frustration ?
J’aurais aimé aller plus loin en termes de transparence et rendre public tout ce qu’on fait, que ce soit nos bases de données de vigilance, nos documents d’instruction pour la réalisation d’essais cliniques ou pour des inspections, etc. Mais nous avons été freinés par le développement extraordinaire des capacités d’analyse de certaines données, pouvant conduire à l’identification de personnes. Il y a donc encore beaucoup de travail sur le sujet et c’est l’un de mes regrets.
Par ailleurs, le mésusage, dont je parle depuis le premier jour et dont je parlerai jusqu’au dernier, est un sujet sur lequel nous n’avons pas suffisamment avancé même si des politiques publiques sont en train de se mettre en place. Nous sommes dans un pays où on consomme beaucoup de médicaments, probablement trop, et pas forcément bien. Je regrette qu’on n’ait pas toujours réussi à le faire entendre. J’ai parfois des discussions surprenantes avec des professionnels de santé sur la question du hors-AMM qui est un élément du mésusage. C’est une mauvaise habitude nationale de faire du hors-AMM parce que l’AMM est considérée, à tort, comme un cadre commercial, alors qu’il s’agit avant tout d’un cadre de sécurité.
Pour lutter contre le mésusage, l’ANSM a pris des mesures qui impactent l’officine telles que la sortie du libre accès des antalgiques ou le relistage des codéinés. Que répondez-vous aux pharmaciens qui y voient une perte de confiance de la part de l’agence dans la profession ?
Nous travaillons sur des produits potentiellement dangereux. On peut citer les actions que nous avons menées sur le paracétamol ou sur les médicaments contenant de la pseudo-éphédrine. Tout est question d’équilibre. La codéine a été listée parce que nous voulons un contrôle fort et une discussion médicale approfondie, pour éviter ce qu’on connaît avec les opiacés aux États-Unis. De plus, nous avions des informations sur une association particulière de molécules et sur la tentation de personnes qui essayaient de piéger le pharmacien pour les obtenir. Mais quand l’agence décide de passer des médicaments derrière le comptoir c’est évidemment une manifestation de confiance vers le pharmacien, ce sont des médicaments pour lesquels le conseil de l’officinal est central. Cette confiance, on la retrouve dans l’expérimentation du cannabis thérapeutique qui sera prescrit par des médecins et délivré non seulement par des PUI mais aussi par des officines. Le pharmacien sera l’un des acteurs majeurs de cette expérimentation et permettra, j’en suis certain, de démontrer que l’officine est parfaitement adaptée à la délivrance de ces produits. L’agence n’a rien contre l’automédication mais il faut que les médicaments soient présentés dans le bon cadre. Certains médicaments peuvent être devant le comptoir, d’autres comme les antalgiques sont mieux derrière le comptoir, et d’autres encore doivent faire l’objet d’une prescription car nous estimons qu’un interrogatoire de type médical est nécessaire. Nous avons certainement encore des progrès de communication à faire vers le pharmacien sur ces sujets – c’est en tout cas ce que nous disent les syndicats de titulaires – d’autant que le pharmacien est l’interlocuteur naturel de l’agence.
Les affaires liées au médicament sont très médiatisées et génèrent beaucoup d’émotions. Comment l’ANSM gère-t-elle ces dossiers particuliers ?
L’agence du médicament est de fait très exposée. Pour mieux nous préparer, nous avons créé une structure – le CASAR* – qui gère les situations à risques élevés ou SRE en réalisant une analyse des risques à 360°, prenant en compte tout l’écosystème, non seulement sur le plan de la santé publique, mais aussi en termes médiatiques, scientifiques, réglementaires, juridiques… C’est une expérience que nous avons tirée du dossier Lévothyrox. Le CASAR permet de replacer le sujet dans sa globalité sans rien occulter. Par exemple la colère des patients, il faut la prendre comme un fait et chercher comment la traiter. Le premier pas est souvent la communication directe, aller vers eux, pour échanger très en amont sur les problématiques qui nous préoccupent. Tout en affirmant notre légitimité en tant qu’autorité sanitaire. Nous devons être dans le dialogue, ce qui ne veut pas dire abandonner nos référentiels scientifiques ou déontologiques.
Vous évoquez les situations à risques élevés. L’ANSM a été extrêmement sollicitée depuis le début de la crise du Covid-19. Comment l’avez-vous vécu ?
L’agence a remarquablement travaillé durant cette période, elle a parfaitement rempli ses missions et a même su sortir de ses champs d’intervention habituels pour faire face à une situation exceptionnelle. Deux exemples. Nous avons assumé pendant plusieurs semaines la régulation des médicaments de réanimation vers les établissements de santé, en créant de nouveaux outils et en mobilisant des collaborateurs, ce qui a permis d’éviter la rupture. Or la logistique n’est absolument pas une mission naturelle de l’agence. Et dans le domaine des masques grand public, qui ne sont pas des dispositifs médicaux, donc hors de notre champ, nous sommes intervenus très tôt, en lien avec les autorités gouvernementales, pour l’élaboration de ces masques dédiés pour des usages non sanitaires dans le but, aussi, de réserver le plus possible les masques chirurgicaux aux professionnels de santé. Dans un contexte dramatique, l’agence a fait ce qu’elle avait à faire et même plus. Nous sommes bien armés pour faire face à ce deuxième confinement.
En revanche, les débats scientifiques qui ont eu lieu sur certains médicaments posent le problème de la rationalité. Ces débats ont pris une dimension étrange. La tension est forte car il n’y a pas de médicament évident pour le moment. On peut donc comprendre qu’il y ait du débat, le débat scientifique est même sain et souhaitable mais j’ai le sentiment que c’est allé au-delà raisonnable. Il faut néanmoins trouver du consensus scientifique même dans des situations comme celle-là.
Vous êtes arrivé au bout des deux mandats possibles en tant que directeur général de l’ANSM. Quelles étaient vos motivations à votre arrivée et quelles sont vos perspectives aujourd’hui ?
Les mandats ne doivent être ni trop courts, ni trop longs, afin de mettre en place une dynamique sans entrer dans la prise d’habitudes. Six ans c’est bien, cela permet d’installer un certain nombre de choses, ou en tout cas de bien les avancer, même si ce n’est jamais complètement terminé. Pour ma part, diriger un établissement dont je savais qu’il était difficile et exposé, était un enjeu intéressant. Six ans après je sais que j’ai eu raison. Je pense que ce qui a intéressé dans ma candidature à l'ANSM est lié à mon parcours, à la fois énarque et médecin, avec une expérience dans la création et la gestion d’un établissement public, l’ONIAM**. J’ai une approche de médecin au quotidien, un fort souci pour l’autre, coloré par les années passées à Médecins sans frontières. Et je n’ai absolument aucun lien d’intérêt. Au 1er décembre, je prends le poste de médecin-conseil national à l’assurance-maladie, occupé jusqu’à il y a peu par Olivier Lyon-Caen.
* Centre d’appui aux situations d’urgence, aux alertes sanitaires et à la gestion des risques, créé fin 2017.
** Office national d’indemnisation des accidents médicaux, créé en 2002.
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