C’est l’un des fléaux qui empoisonnent les pharmaciens : la gestion des ruptures de stock au comptoir. Selon l’enquête annuelle du Groupement pharmaceutique de l’Union européenne (GPUE) réalisée dans 27 pays (sur 32 membres), les pharmaciens ont passé en moyenne plus de 5 heures par semaine, en 2021, à chercher des alternatives à leurs patients dont le médicament était en rupture. En France, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) comptabilise les ruptures enregistrées pour les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM). Si les données 2021 ne sont pas encore connues, le nombre de signalements est passé de 1 504 en 2019 à 2 446 en 2020, dont 5 à 10 % nécessitent des mesures de réduction d’impact tels que des contingentements qualitatifs ou quantitatifs.
La question des pénuries est ancienne et a fait l’objet de nombreuses initiatives. Mais selon le rapport conjoint du Conseil général de l’économie (CGE) et de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), « si depuis 10 ans, les recommandations se succèdent (…) et qu’en parallèle les tensions persistent, voire s’accroissent, c’est sans doute en partie dû au fait qu’aucune liste de médicaments critiques n’a été établie ». Beaucoup s’y sont pourtant essayés, ce qui a permis de mettre en place une sécurisation selon deux approches : la constitution de stocks stratégiques (voire une production publique) de produits jugés nécessaires pour répondre aux situations d’urgence sanitaire, mais dont il n’existe pas de liste publique ; l’identification des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM) depuis 2016 avec des obligations spécifiques pour les industriels. Les MITM ayant une définition large comptant plusieurs milliers de références, il semble peu envisageable d’aller au-delà des récentes contraintes mises en place (obligation de stockage et d’un plan de gestion de pénurie ou PGP).
Criticité thérapeutique et industrielle
Dès lors, le CGE et l’IGAS se sont attachés à définir une méthodologie pour identifier les médicaments à haut risque de pénurie. Ils se sont inspirés de celle issue des travaux de l’Institut national du cancer (INCa) et du LEEM, toujours en cours depuis 2018, pour « sécuriser l’approvisionnement en anticancéreux anciens à risque fort de pénuries ». L’idée : associer les critères de « criticité thérapeutique » et de « criticité industrielle ». Pour vérifier la pertinence de la méthode, elle a été appliquée à deux catégories de produits, notamment aux médicaments en cardiologie (indiqués dans l’angor, les troubles du rythme et l’insuffisance cardiaque). Un panel d’experts a été sollicité pour désigner les médicaments indispensables et irremplaçables de cette famille thérapeutique. Les 23 molécules signalées ont ensuite été évaluées pour leur criticité industrielle, grâce aux données des états des lieux annuels (EDL) déclarés par les exploitants à l’ANSM (nombre de laboratoires exploitant le médicament sur le marché français, nombre de sites de fabrication de principes actifs, nombre de sites de production de produits finis, localisation des sites). Résultat : 6 produits* sont doublement critiques (thérapeutique et industriel).
À titre d’exemple, l’isoprénaline est la molécule la plus critique selon la notation utilisée, avec un seul exploitant pour le marché français, un seul fournisseur du principe actif et hors de l’Union européenne et un seul site de production. Or le fournisseur unique est le risque le mieux identifié des ruptures de stock. « C’est sur ces produits que devraient porter, par anticipation de situations de tension, des mesures de sécurisation des approvisionnements. » Ils devront notamment être spécifiquement ciblés par les futurs appuis publics à investissement (appels à projet et appels à manifestation d’intérêt visant à moderniser ou relocaliser l’appareil de production).
Production sous pilotage public
La mission CGE-IGAS, tout comme le Haut-Commissariat au plan (HCP), appelle à la généralisation de cette méthodologie mais n’en oublie pas moins d’autres dimensions pour améliorer la disponibilité des médicaments, notamment l’aspect économique. « Quand la rentabilité est faible, les efforts acceptables en réduction de risque (des pénuries) sont évidemment limités. C’est le cas pour pratiquement toutes les fabrications de médicaments génériques », souligne le rapport. Le nouvel accord-cadre entre le Comité économique des produits de santé (CEPS) et le LEEM prévoit la prise en compte de l’empreinte industrielle nationale et élargit les possibilités de hausse de prix des médicaments menacés de disparaître ; les rapporteurs recommandent d’évaluer concrètement la mise en œuvre de ces orientations.
De la même façon, ils saluent les mesures de stocks stratégiques et la sécurisation des MITM tout en soulignant que l’ANSM devrait être dotée de moyens de contrôle. Ils préconisent également que l’agilité dont la France a fait preuve pendant la crise, en l’occurrence pour le curare, perdure par le biais de la production sous pilotage publique (via la Pharmacie centrale des armées ou des partenariats public-privé) qui devrait être anticipée pour « certains produits critiques identifiés ». Pourrait aussi être expérimenté la création d’un groupement de coopération sanitaire à l’initiative d’établissements hospitaliers pour acheter, stocker et redistribuer certains produits jugés prioritaires, sur le modèle du Civica Rx américain.
Souveraineté sanitaire
La mission CGE-IGAS appelle, en outre, à rationaliser le système de collecte et de suivi des informations sur l’approvisionnement en médicaments. « À l’exception de l’outil DP ruptures, expérimenté dès 2013 et qui vise la déclaration par les pharmaciens des ruptures constatées à leur niveau, les outils numériques de gestion des tensions et ruptures ont fait leur apparition récemment », note-t-elle. S’y ajoutent les EDL et PGP fournis par les exploitants à l’ANSM, le déploiement de TrackStocks par le LEEM (2019) et différents logiciels de gestion des ruptures destinés aux pharmacies hospitalières. Mais aucune cohérence ne s’en dégage. Or les récentes orientations européennes en la matière vont contraindre la France à améliorer ses systèmes d’information pour faciliter les échanges au niveau communautaire. D’autres mesures doivent d’ailleurs être traitées au niveau de l’Europe, en particulier des allègements réglementaires pour faciliter la circulation de médicaments critiques dont le brevet est tombé.
Enfin, pour assurer « une gouvernance interministérielle forte et pérenne », le HCP plaide pour un élargissement des compétences de l’Agence de l’innovation en santé (AIS) qui serait rebaptisée Agence de l’innovation et de la souveraineté sanitaire, dont l’une des missions serait l’identification et le traitement des vulnérabilités d’approvisionnement, ainsi que la coordination avec la nouvelle agence européenne HERA (voir ci-dessous), dédiée à la préparation aux futures pandémies.
* Nadolol, valsartan/sacubitril, adrénaline, dopamine, isoprénaline, lévosimandan.
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