Certains textes anciens évoquent des usages thérapeutiques singuliers - à nos yeux du XXIe siècle - auxquels les avancées scientifiques actuelles donnent un relief non moins singulier. Pour n’en proposer ici qu’un exemple, voici ce que le médecin François-Victor Mérat de Vaumartoise (1780-1851) enseignait de l’utilisation médicinale des araignées dans son « Dictionnaire universel de matière médicale et de thérapeutique générale » dont les sept tomes furent publiés entre 1829 et 1846 : « L’usage interne et externe des araignées remonte à une haute Antiquité. À l’extérieur, on les employait, surtout écrasées, et comme épicarpe, contre les fièvres d’accès (…). Prises à l’intérieur, on les a crues principalement douées d’une action antipériodique. Ettmuller en employait la poudre dans ce but à la dose d’un scrupule à un demi-gros. La vertu aphrodisiaque des araignées est aussi célèbre depuis longtemps. Lorry en rapporte un exemple remarquable, et peut-être est-ce là l’origine de la croyance répandue au Kamtschatka, selon Kraschennikov, touchant la propriété fécondante de ces animaux. Suivant Molina, on trouve au Chili des araignées grosses comme un œuf de poule, qui servent de jouet aux enfants et passent pour anti-odontalgiques. »
De notre temps toujours, des médecins traditionnels recourent à des araignées. Diverses mygales sont réputées traiter la toux et les crises d’asthme - ce qui reste plutôt paradoxal pour des animaux plutôt allergisants - : l’usage d’une espèce mexicaine, Brachypelma vagans, fait ainsi partie de la pratique quotidienne des hierbatero, les guérisseurs locaux du Yucatan.
Longtemps négligé en revanche par la pratique occidentale, ce vaste groupe zoologique connaît un regain d’intérêt de la part des pharmacologues, ce dont témoigne l’accroissement constant du nombre de publications médicales centrées sur le mot-clé « spider ».
Une banque vivante de peptides
Les araignées comptent parmi les animaux venimeux les plus spécialisés et parmi les prédateurs terrestres les plus efficaces. On en connaît quelque 45 000 espèces, mais ce chiffre ne recouvre probablement que la moitié de la diversité taxonomique des arachnides. En s’en tenant même à 50 000 espèces produisant chacune un venin comprenant environ 200 toxines différentes, le « gisement » des peptides bioactifs produits par ces arthropodes est d’au moins dix millions de molécules différentes. Ce gigantesque peptidome est dominé par des peptides d’une incroyable sélectivité, dont la structure complexe est stabilisée par un motif particulier (motif ICK = Inhibitor Cystine Knot motif) comprenant des ponts disulfure, ce qui leur confère une résistance exceptionnelle aux variations de pH, aux solvants organiques, aux variations de température et aux protéases. Seule une infime partie de ces substances est connue aujourd’hui.
Bien qu’il n’existe pas actuellement de médicament à base de toxine d’arachnide ou inspiré par l’une de ces toxines (1), les molécules naturelles les plus puissamment actives sur les canaux TRP, les canaux sodiques voltage-dépendants ou les canaux ioniques sensibles aux protons (Acid sensible ion channels) sont toutes isolées de ces venins.
Une mygale contre la douleur
L’analyse du venin de plus de 200 espèces d’araignées montre que 40 % des échantillons étudiés contiennent au moins un composé capable de se lier à un ou plusieurs des récepteurs-canaux impliqués dans la transmission de la douleur et sont donc potentiellement dotés d’une activité antalgique (2) : ce domaine de la thérapeutique constitue l’une des cibles les plus en vue pour ces venins.
Pour s’en tenir à un exemple, la mygale Thrixopelma pruriens n’est, malgré son caractère plutôt placide, que peu appréciée des éleveurs d’arachnides et autres terrariophiles car ses poils sont particulièrement urticants. Cette araignée impressionnante, originaire notamment du Pérou, captive bien plus les biochimistes et les pharmacologues car son venin renferme de nombreux peptides inhibant de façon spécifique certains canaux ioniques. Des chercheurs en ont ainsi isolé des peptides qui pourraient ouvrir la voie à de nouveaux antalgiques : la prototoxine-I (ProTx-I), active sur les canaux Ca+, K+ et Na+ voltage-dépendants, et la prototoxine-II (ProTx-II) qui inhibe le canal sodique voltage-dépendant NaV1.7 impliqué dans le phénomène de nociception et reconnu comme constituant une cible clé du traitement de la douleur.
L’araignée-banane dans les dysérections
Le venin d’une autre araignée, également sud-américaine, Phoneutria nigriventer, bénéficie d’une propriété singulière - qui n’est pas sans évoquer le traité de François-Victor Mérat. Il induit des symptômes généralement sévères, dont l’un intrigue les scientifiques : il s’agit d’une érection durable et douloureuse, un véritable priapisme, suggérant naturellement qu’il ouvre de nouvelles possibilités pharmacologiques dans le traitement des dysérections. Cette araignée ne mérite-t-elle pas ainsi à plus d’un titre son nom populaire d’« araignée-banane » que lui vaut son abondance dans les régimes de ce fruit ?
C'est la cténitoxine Pn2a, isolée en 1992, qui provoquerait cette turgescence en modulant l’activité de canaux sodiques voltage-dépendants. Une étude publiée en 2009 a été récemment complétée : des rongeurs âgés, dépourvus de vigueur sexuelle, ont reçu chacun une injection sous-cutanée de la toxine, qui a induit en environ 15 minutes une érection. L’injection intra-caverneuse directe est quant à elle efficace à une dose aussi faible que 0,006 µg/kg ! Elle n’a alors aucun effet indésirable systémique et induit une érection d’une durée d’environ 2 heures. La toxine provoque la production locale de monoxyde d'azote, connu pour faciliter la relaxation des vaisseaux sanguins des organes génitaux : cette vasodilatation facilite l’afflux sanguin dans les corps caverneux et donc l'érection (il s’agit donc d’un mécanisme d’action différent de celui du sildénafil et des autres inhibiteurs des phosphodiestérases). Il n’en reste pas moins déconseillé de chercher la substance à sa source : la morsure de cette araignée peut entraîner des troubles respiratoires graves pendant une semaine.
Un usage par voie orale ?
Dans un tout autre domaine, une étude réalisée par le groupe de Glenn F. King (université du Queensland), un spécialiste mondial des toxines animales, sur le venin d’une mygale australienne, Selenotypus plumipes, a révélé l’efficacité de ce poison sur les insectes. Si cette observation n’a a priori rien de surprenant, ce qui l’est plus est que ce mélange de toxines agit même par ingestion. La toxine plus précisément impliquée dans cette observation, la protéine OAIP-1 (Orally Active Insecticidal Peptide-1), a une puissance comparable à celle d’un insecticide synthétique bien connu, l’imidaclopride (un néonicotinoïde neurotoxique). L’OAIP-1 s’est révélé particulièrement efficace sur Helicoverpa zea, un petit papillon nuisible aux cultures de coton et de maïs. De plus, dans la mesure où il n’est actif qu’après ingestion et où il se dégrade naturellement, cet insecticide présenterait, selon les chercheurs australiens, moins de risques que les produits conventionnels agissant par contact.
Ces chercheurs lui ont ainsi d’ores et déjà trouvé une utilisation pratique : cette substance pourrait inaugurer une nouvelle famille d’insecticides susceptible d’améliorer la protection des cultures. Allant plus loin encore, les auteurs de l’étude suggèrent que les gènes codant chez la mygale la fabrication de la protéine OAIP-1 pourraient être intégrés au génome des végétaux cultivés de façon à concevoir des plantes résistantes aux insectes nuisibles. Le professeur King le souligne : « La découverte révolutionnaire que les toxines d'araignées peuvent avoir une activité orale a des implications non seulement pour leur utilisation comme bio-insecticides, mais aussi pour [leur potentiel] (…) usage thérapeutique ». Un fil à suivre…
1) Citons cependant le Theranekron®, une préparation homéopathique préparée à partir d’une lycose de Cuba (Tarentula cubensis), utilisée pour traiter les blessures en médecine vétérinaire et dont l’intérêt comme vulnéraire et anti-oedémateux est souligné par plusieurs publications.
2) Ces observations ne sont évidemment pas sans évoquer celles faites avec une famille de coquillages toxiques, les cônes, producteurs de toxines hautement actives (conotoxines), à la base de la découverte puis de la commercialisation d’un antalgique spécifique : le ziconotide (Prialt).
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