SALUÉ comme une « victoire » par de nombreux pharmaciens, l'arrêt rendu mardi à Luxembourg dépasse largement le seul débat juridique : il reconnaît noir sur blanc la nécessité de confier l'ensemble de la distribution du médicament à des professionnels qualifiés, c’est-à-dire aux pharmaciens. Il souligne à plusieurs reprises que le fait de charger des non-pharmaciens de ces missions ferait courir un risque à la population, en raison du caractère particulier du médicament, susceptible d'être dangereux, mais aussi de la spécificité même du métier de pharmacien.
L'arrêt du 19 mai concerne, spécifiquement, la plainte lancée en 2003 contre l'Italie par la Commission européenne chargée du Marché Intérieur, sous la houlette du commissaire irlandais Charly Mc Creevy. La Commission, en effet, reprochait aux transalpins de réserver la propriété des officines aux seuls pharmaciens, et les sommait d'en ouvrir les capitaux à d'autres partenaires, notamment des grossistes ou des sociétés financières. L'Italie ayant refusé de se plier à ses injonctions, l'affaire a finalement été transmise à la Cour de justice européenne. Deux ans plus tard, l'Espagne et l'Autriche, qui réservent aussi la propriété des pharmacies aux seuls pharmaciens, faisaient à leur tour l'objet d'une procédure d'infraction pour le même motif, toujours lancée par M. Mc Creevy. En 2006, enfin, c'était la France, suivie peu après par la Lettonie et le Portugal, qui rejoignaient les trois premiers pays sur le « banc des accusés ». Ces affaires, comparables, seront jugées dans les mois ou les années à venir mais, en raison de la jurisprudence créée par le jugement sur l'Italie, elles perdent bien sûr une grande part de leur « suspense ».
L'arrêt prononcé le 19 mai par l'avocat général Yves Bot comporte 109 articles, qui soulignent à plusieurs reprises l'utilité, pour la santé publique, des restrictions apportées à la liberté d'établissement et de circulation des services par les règles nationales sur les pharmacies. Même si la restriction d'installation, réservée aux seuls pharmaciens, constitue effectivement une entrave à la liberté d'installation prévue par les traités, elle est légitime car justifiée par des motifs de protection de la santé. De plus, rappelle la Cour, la politique de santé reste, en grande partie, l'affaire des États et l'Europe n'a pas à s’immiscer dans des dossiers pour lesquels elle n'a pas de mandat.
En outre, le texte aborde aussi une spécificité purement italienne, dans laquelle avaient tenté de s'engouffrer les partisans de la liberté d'établissement : les pharmacies communales. La péninsule compte en effet 1 600 officines qui n'appartiennent pas à des pharmaciens, mais à des communes, qui en confient le fonctionnement à des pharmaciens salariés. Certes, a reconnu l'arrêt en substance, cela montre qu'une pharmacie communale peut fonctionner avec les mêmes garanties de sécurité qu'une pharmacie privée, mais rien ne prouve, à l'inverse, que des pharmacies sous tutelle purement financière ou commerciale « feraient mieux » qu’elles… En outre, poursuit l'arrêt, le fait de confier une pharmacie à un grossiste pourrait menacer l'indépendance professionnelle des pharmaciens qui y seraient salariés, en les obligeant à privilégier certains produits plutôt que d'autres.
Une décision historique.
Enfin, la Cour a répondu, parallèlement à l'arrêt sur l'Italie, à une « question préjudicielle » posée par le land allemand de la Sarre, qui portait sur la légitimité d'interdire ou non la constitution de chaînes pharmaceutiques, en particulier par Doc Morris. Là aussi, la réponse a été claire : les articles 43 et 48 du traité européen ne s'opposent pas à une réglementation nationale qui empêche des personnes n'ayant pas la qualité de pharmacie de détenir et d'exploiter des pharmacies.
Si l'on peut imaginer que les responsables de Doc Morris, comme ceux du grossiste Celesio, dont on sait qu'il est à l'origine des procédures lancées contre plusieurs pays, ont passé une mauvaise soirée, les pharmaciens indépendants, eux, ne cachent pas leur joie, dans toute l'Europe. Philippe Liebermann, chef de la délégation française au Groupement des pharmaciens de l'Union européenne (GPEU), parle d'une « victoire du professionnalisme sur l'économique pur » et constate que cet arrêt « redonne sa place à la compétence et à l'indépendance ». « J'espère, souligne t-il par ailleurs, que cet arrêt fera aussi réfléchir ceux qui, en France, se montrent tentés par une remise en question de l'indépendance professionnelle… »
Annarosa Racca, la présidente de « Fedefarma », l'association des pharmaciens titulaires italiens, a exprimé sa « grande satisfaction » et parlé d’une « décision historique » qui confirme, selon elle, « la validité du modèle professionnel italien et sa primauté sur les considérations purement économiques, au profit des citoyens et des patients ».
Heinz Günter Wolf, président de l'association fédérale des pharmaciens allemands (ABDA), de surcroît particulièrement concerné par la question préjudicielle de la Sarre, a parlé d'un « grand jour pour la protection des patients et des consommateurs ». Concrètement, Doc Morris ne pourra plus constituer de chaînes, et les nombreuses pharmacies du groupe devront rester des « enseignes », avec des pharmaciens indépendants et non salariés. La presse allemande, mercredi, commentait abondamment cette information, dont s'est réjouie aussi la ministre de la Santé, Ulla Schmidt.
L'Ordre des pharmaciens autrichiens, estime, par la voix de son président, Heinrich Burggasser, que l'arrêt « sécurise la distribution du médicament en Europe » et laisse présager un résultat identique pour la procédure engagée par la Commission contre son pays en 2005.
Autre pays concerné, l'Espagne, dont le président de l'Ordre des pharmaciens, Pedro Campilla, a déclaré à l'issue du jugement : « nous avons affirmé depuis le début que la propriété indépendante était le meilleur garant de la qualité et de la bonne répartition des pharmacies pour toute la population, et la Cour vient de reconnaître la justesse de notre argumentation, pour l'Espagne comme pour toute l'Europe. »
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