Au 20 rue Rambuteau à Paris, la « Maison du Pastel » a fêté l’an dernier ses 300 ans. Dans cette modeste boutique, les nuances intenses des couleurs sont issues d’un savoir-faire bien gardé obtenu à l’aide de pilons, mortiers et balances, outils indispensables pour broyer et mélanger la poudre de pigment. La découpe des bâtonnets se fait même à l’aide d’un instrument qui ressemble beaucoup aux anciens piluliers en bois.
« On est connu pour l’intensité de nos couleurs et le nombre de nos nuances. C’est un secret de fabrication qui date du pharmacien Henri Roché. Bien sûr, on a fait évoluer nos recettes en fonction des pigments modernes mais, sur le principe, on utilise toujours la méthode qu’il a mise au point à la fin du XIXe siècle », explique Isabelle Roché, descendante de ce pharmacien peu ordinaire, amoureux des arts et des sciences.
Des recherches sur les moisissures au pastel
Au milieu du XIXe siècle, c’est à la faveur des recherches entreprises par Louis Pasteur sur les moisissures qu’Henri Roché découvre l’atelier Macle, fabricant de couleurs situé au 4 rue du Grenier Saint Lazare qui fournit aux artistes tout le matériel nécessaire à la pratique du dessin. Vraisemblablement, les origines de cet atelier remonteraient à 1720. Des traces parcellaires dans les archives le situent à Versailles avant son déménagement à Paris.
Chez Macle, le scientifique a pour mission d’examiner les moisissures actives sur les pigments. Mais ces visites régulières attisent aussi chez lui une véritable passion pour l’art. S’il avait peut-être connaissance des œuvres de jeunesse au pastel de Pasteur ainsi que des chefs-d’œuvre des pastellistes Quentin de la Latour, Chardin ou Rosalba Carriera (actifs à la fin du XVIIIe siècle), il se rend vite compte que les bâtonnets de poudre sèche manquent de résistance et de solidité. Une observation corrélée aux remarques d’artistes qui deviennent bientôt ses amis : Edgard Degas, Alfred Sisley, Odilon Redon, James Abbott… tous se plaignent des moisissures de leurs pastels et d’un spectre trop réduit de nuances, alors que l’époque est à l’impressionnisme, à la lumière, aux reflets, mais aussi aux nouvelles couleurs synthétiques qui arrivent sur le marché.
« On a compris qu’Henri Roché était fasciné par la recherche et qu’il a trouvé dans le pastel le moyen de poursuivre cette quête », poursuit Isabelle Roché, qui s’est penché sur la biographie et la personnalité de son aïeul. À l’époque où il sympathise avec Macle, Henri Roché tient une officine prospère rue de Bretagne. Médaille d’Or de la Société de pharmacie et de l’École de pharmacie de Paris, il entreprend de conjuguer sa collaboration chez Macle avec son activité de pharmacien. Son but : améliorer les pastels en renforçant leur accroche au papier et leur résistance à la lumière, notamment en y intégrant les innovations de l’époque, à savoir les pigments synthétiques qui arrivent sur le marché. À la mort de Macle, en 1870, notre pharmacien vend son officine pour ne se consacrer qu’au pastel, rejoint par son fils qui l’épaule, en parallèle de sa profession de médecin, avant de lui succéder.
L’invention des pastels Roché
Il scrute la matière pour en extraire l’essence et en décliner les possibilités. Le pharmacien-chimiste regarde cette poudre sèche avec l’œil du scientifique comme il regardait les poudres médicamenteuses. « De passage à la boutique, certains pharmaciens m’ont fait la remarque que la technique de fabrication du pastel leur évoquait, par certains aspects, ce qu’ils pouvaient pratiquer dans leur profession. On utilise en effet certains ingrédients en commun comme le carbonate de calcium. Et puis, il y a aussi les pilons, les mortiers… », abonde Isabelle Roché, en mentionnant que l’atelier actuel se situe dans le sud de l’Île-de-France. C’est ce qu’avait aussi dû ressentir Henri Roché. Au tournant du XXe siècle, il passe de 300 à 500 nuances, puis jusqu’à 1 600 nuances en 1915, l’âge d’or de la fabrique et l’époque où l’atelier-boutique déménage au 20 rue Rambuteau, son emplacement actuel. Les pastels Roché deviennent alors très réputés.
Une entreprise familiale à préserver
Comme son ancêtre, Isabelle Roché, ingénieure chez Esso, a tout quitté, un jour, pour ces petits pastels sur lesquels elle n’avait pourtant posé qu’un regard très désintéressé lorsqu’elle était jeune fille et qu’elle avait visité l’atelier dirigé par ces trois grands-tantes depuis 1975 : les trois filles du fils d’Henri Roché ont maintenu une activité jusqu’à plus de 80 ans passés mais, rien à faire, malgré le soutien indéfectible de grands artistes tels que Sam Szafran, l’affaire familiale était en train de péricliter. « Notre famille compte depuis toujours beaucoup de médecins et de chirurgien et un des plus illustre est le chirurgien Denis-Hubert Roché. Une association familiale avait été créée pour réunir tous ses descendants et c’est donc lors d’une de ces réunions familiales que mes tantes ont évoqué leurs difficultés. À ce moment-là, je traversais une crise existentielle et, d’un coup, cette entreprise familiale remplissait tous les critères : une fabrication artisanale, un patrimoine familial à sauver, une histoire à raconter. Je me suis sentie appelée », confie Isabelle Roché, en expliquant qu’en mai 2000, elle se retrouve à la tête de cette affaire en péril qu’elle mettra dix ans à remettre sur les rails, poursuivant l’objectif de retrouver le prestige d’antan, à savoir les 1 600 nuances de feu Henri Roché qui avaient tant séduit les peintres de la modernité, tels qu’Édouard Vuillard qui décrit sa visite à la boutique, en 1932, comme ayant été « amené par Dieu à rencontrer Dieu ».
Cet horizon, elle l’atteint grâce à une rencontre salutaire en la personne de Margaret Zayer, arrivée en 2010 des États-Unis. D’abord stagiaire à l’atelier, la jeune fille devient rapidement l’alter ego d’Isabelle. Dès lors, les deux femmes dirigent à quatre mains l’atelier, au sens figuré comme au sens propre car tous les pastels sont fabriqués à la main. Une association qui dure depuis dix ans et qui a porté ses fruits puisque le lieu a retrouvé toutes ses couleurs et fournit de grands artistes, tels que le Suisse Nicolas Party ou l’Anglaise Jenny Saville. « Aujourd’hui, la Maison du Pastel est digne de ce qu’elle était dans le passé », dit avec émotion Isabelle Roché, fière de proposer du haut de gamme recherché dans le monde entier pour sa substance sèche et unique… inventée dans un mortier de pharmacien !
lamaisondupastel.com