La thériaque est plus qu’un remède, c’est une légende. En retracer son histoire n’est pas chose aisée car si cette panacée fut longtemps vantée pour ses vertus thérapeutiques, ses effets réels et sa composition véritable n’en restent pas moins une énigme qui a contribué à son mystère.
Il fallait donc bien une équipe transdisciplinaire réunissant historiens, philologues et pharmacologues rompus à la recherche pour établir une monographie savante de la « reine des remèdes ». C’est chose faite avec cet ouvrage scientifique très documenté qui rend compte d’un travail de plusieurs années (lancé en 2007 par l’UMR Orient & Méditerranée du CNRS et dont la première pierre a été posée en 2010 par le colloque « La thériaque, d’Andromaque à Moyse Charas : entre panacée et savoir pharmaceutique » organisé avec le Conseil national de l’Ordre des pharmaciens).
Partant des origines de l’électuaire, sa création par Andromaque, le médecin de Néron qui en fait un antidote contre les animaux venimeux en y incorporant de la chair de vipère, l’étude se développe ensuite chronologiquement des premières mentions antiques jusqu’à ses dernières formulations au XIXe siècle, observées notamment grâce à l’analyse scientifique récente d’un échantillon conservé dans un pot-canon de porcelaine donné en 2010 au musée de l’Ordre national des pharmaciens par l’expert Robert Montagut. Suivre la course des 70 ingrédients initiaux, c’est aussi en comprendre les variations, d’une aire géographique à une autre jusqu’aux confins de l’Orient. Le voyage débute avec les Antidotes du médecin grec Galien, largement diffusés à Alexandrie et à Constantinople entre le VIe et le Xe siècle, en même temps qu’ils sont traduits en langue arabe à Bagdad.
Les pouvoirs de la pharmacopée
Et progressivement, les ingrédients constitutifs de l’obscur remède prennent vie à travers un ample lexique pharmaceutique (en grec, latin, syriaque…), minutieusement examiné à l’aide d’exhaustifs tableaux comparatifs réalisés par les chercheurs. La thériaque arrive en Occident à l’aube de la Renaissance, encouragée par la traduction des textes arabes en latin et la prospérité du commerce maritime.
Les épices affluent dans le port de Venise, tandis que la « panacée universelle » est confectionnée sur les places publiques de toute l’Europe, pour en éviter les contrefaçons. À Salerne, à Montpellier, à Paris, les débats pharmacologiques vont bon train. Au cœur, toujours la thériaque symbolisant à elle seule les pouvoirs de la pharmacopée, avant d’être critiquée puis définitivement retirée du Codex en 1908. L’ouvrage rassemble une somme inédite de documents et sonne déjà comme une référence sur l’histoire de ce remède d’une longévité surprenante qui a attiré l’intérêt des plus grands savants et qui « laisse entrevoir l’unité d’un monde méditerranéen, proche-oriental et européen, ayant en partage un même héritage culturel ». Ici, l’étude scientifique sort enfin la thériaque du mythe et montre combien la quête du soin revêt une valeur universelle.
« La thériaque, histoire d’un remède millénaire », sous la direction de Véronique Boudon-Millot et Françoise Micheau, Les Belles Lettres, novembre 2020, 436 p., 25,50 €.