Il est près de 10 heures quand une pharmacienne alerte ses confrères du secteur sur le comportement suspect d’un patient, via un groupe WhatsApp dédié : « Monsieur X fait toujours renouveler son ordonnance de diazépam en avance. Je suspecte un nomadisme médical et pharmaceutique. » Ce genre de comportement s’ancre de plus en plus dans le quotidien des pharmaciens, à des niveaux plus ou moins marqués selon la localisation des officines. La recherche de médicaments à visée psychoactive par des moyens détournés n’est que la partie émergée et perceptible d’un trafic de rue bien enraciné et organisé.
Trafic de médicaments et d'ordonnances
« Le médicament de rue est un médicament qui échappe au circuit légal de distribution et de dispensation. Les risques de fuite existent à tous les niveaux entre le laboratoire et la pharmacie. Ce sont donc de vrais médicaments qui font l’objet d’une vente illégale, à distinguer du trafic de médicaments contrefaits (imitation d’un médicament existant, dépourvue de qualité pharmaceutique) ou de produits fournis par des laboratoires clandestins (les designers drugs : mise au point de drogues de synthèse inspirées de médicaments existants) », explique Leïla Chaouachi, pharmacienne au CEIP- Addictovigilance de Paris. Aujourd’hui, les données montrent un trafic de rue concentré sur les médicaments à visée psychoactive, dont la prégabaline ou le clonazepam. Le moyen le plus fréquemment rapporté pour détourner le médicament du circuit légal et alimenter le trafic de rue est l’utilisation d’ordonnances falsifiées. Une pratique généralisée qui cache un autre trafic, comme l'explique Yannette Bois, commissaire de police et adjointe au chef de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (OCLAESP) : « En parallèle de ce trafic de médicaments de rue, il existe un trafic de fausses ordonnances alimenté par des ordonnances dérobées ou falsifiées. »
Une fusée ou un comprimé Roche ?
Dans la rue, acheter un médicament est relativement facile si on s’adresse aux bonnes personnes, et qu’on est prêt à y mettre le prix. L’intérêt de revendre des médicaments issus du circuit légal, et généralement acquis sur le compte de l’assurance-maladie, est de réaliser une marge financière non négligeable. Comme toutes les drogues, les médicaments détournés ont des noms de rue. Le Rivotril est baptisé « Madame Courage » (donne du courage pour commettre des forfaits) ou « karkoubi » (rouge, en arabe, en raison de la couleur du blister), le Valium devient le « comprimé Roche » en raison de l’inscription sur le comprimé, et la prégabaline est surnommée la « fusée » en référence à son effet psychoactif.
Un circuit parallèle
« À l’OCLAESP, nous constatons que les réseaux criminels se sont emparés de ce trafic de médicaments parce qu’il est particulièrement lucratif pour un risque pénal moindre, en comparaison au trafic de stupéfiants », rapporte Yannette Bois. Les pratiques frauduleuses, comme l'usage d'ordonnances falsifiées, servent à alimenter les besoins français ou un trafic de médicaments international. « La prégabaline, par exemple, reste largement utilisée en France. En revanche, la buprénorphine est souvent destinée à l’export, vers les pays de l’Est ou l’Europe du Nord. Dans ces pays, la buprénorphine est moins accessible car soumise à la réglementation des stupéfiants. » Surtout, le marché français offre des atouts de qualité appréciés des trafiquants et de leurs clients, justifiant des prix de revente plus élevés comparés à des médicaments issus d’autres marchés. « En se fournissant sur le marché français, on garantit surtout un produit propre, et donc une pleine efficacité », confirme l'adjointe au chef de l'OCLAESP. En outre, « le marketing imaginé par les laboratoires pharmaceutiques est détourné par les fabricants et devient utile à ce marché. Jusqu’au blister, qui facilite par exemple une vente à l’unité lorsqu’il est prédécoupable », ajoute Leïla Chaouachi.
Complices et victimes à la fois
L'organisation du trafic de médicaments est généralement bien rodée. « Les réseaux recrutent des collecteurs à la journée ou à la semaine, qui cherchent à se faire de l’argent pour survivre, voire pour payer leur propre consommation. Ces collecteurs sont généralement des personnes en grande précarité, en situation irrégulière, ou des mineurs isolés et vulnérables. Le donneur d'ordre leur fournit les ordonnances falsifiées, une fausse attestation AME ou CMU, des portables « de guerre ». Leur travail consiste à récupérer les médicaments en pharmacie. Quand ils ont un stock suffisant, ils rapportent leur butin auprès d’une plateforme clandestine, un équivalent du grossiste, et se font rétribuer », détaille Yannette Bois. Quant aux consommateurs qui font appel au trafic de rue, on observe divers profils. « Il y a des personnes qui pensent pouvoir se débrouiller seules, ou qui marquent une défiance vis-à-vis du corps médical. D'autres se sentent stigmatisées lorsqu’elles se rendent en pharmacie de ville. Les motivations d'usage sont diverses, de la gestion du manque au soulagement de l’algie, de l'insomnie, de l'anxiété ou encore pour survivre contre le froid », rapporte Leïla Chaouachi. Autrement dit, la précarité et l'exclusion font le lit de ce trafic illégal, et lutter contre l'un ne va pas sans lutter contre l'autre.
Le pharmacien, maillon de la lutte
La perméabilité médicale ou pharmaceutique peut également faciliter l’alimentation du trafic de rue. « Il s’agit notamment de négligences, ou d'ordonnances ou dispensations de complaisance, souvent par intimidation. Les collecteurs savent très bien identifier les pharmacies moins regardantes », note Yannette Bois. Pour limiter la porosité du circuit légal du médicament, la révision de la réglementation est un outil essentiel et efficace, mais la lenteur des décisions est parfois mal comprise des pharmaciens. Depuis plusieurs années, des lanceurs d’alerte, dont les CEIP-A, pointent du doigt le détournement de la prégabaline ; les mesures visant à sécuriser la dispensation de ce médicament n’ont été décidées qu’en 2021, pour une application en mai. « Il faut toujours veiller à maintenir un équilibre en termes d’accès, pour minimiser les risques associés à un principe actif sans priver d’un traitement efficace les patients qui ont un réel besoin thérapeutique », prévient Leïla Chaouachi. Spécificité française, l’addictovigilance permet ainsi de collecter et d'analyser un ensemble de données utiles à la fois aux autorités et aux professionnels de santé, aux patients et aux usagers. Pour que le dispositif d’addictovigilance fonctionne, il est essentiel que les pharmaciens signalent les cas d’usage détourné ou de falsification d’ordonnance (voir encadré). De son côté, Yannette Bois rappelle le rôle crucial du pharmacien en tant que partenaire de la police et de la gendarmerie : « Outre leur rôle de barrage à ces pratiques illégales, les pharmaciens représentent un niveau de détection et d’alerte essentiel pour les services de répression. Ils ne doivent pas hésiter à avertir la police en présence d’un client suspect. Nous avons ainsi pu réaliser plusieurs interpellations sur la base d’appels au 17. »