Le Pr Bernard Bégaud a toujours cultivé indépendance et franc parler, mais dans son dernier livre « La France malade du médicament » il profite de sa semi-retraite pour décrire sans fard sa vision du monde dans lequel il a évolué au plus haut niveau, pendant 35 ans : « Quand on est associé à un système, on a un devoir de réserve, nous explique-t-il. Mais durant ma carrière, j’ai pris énormément de notes et, surtout, j’ai été traumatisé par l’affaire Mediator. Je pense à ce livre depuis 2009. »
Ce petit ouvrage de 190 pages, rapide et nerveux, s’attaque principalement aux usages non justifiés du médicament. Une spécificité bien française, responsable, selon l’auteur, de « plus de 20 000 décès par an, dont 10 000 induits par des médicaments dont l’usage ne se justifie pas ou plus. C’est un scandale dont on ne parle jamais ! s’insurge Bernard Bégaud. D’autant qu’il s’accompagne d’une gabegie que l’on peut évaluer à 10 milliards d’euros par an ». Un gaspillage détaillé et illustré d’exemples : antibiotiques, statines, psychotropes, IPP…
« Si l’on s’était appuyé sur les pharmaciens, il n’y aurait pas eu d’affaire Lévothyrox »
Les causes de ces dérives ? D’abord les prescripteurs : « Les médecins français sont ceux qui, en Europe, ont le moins d’heures d’enseignement à la prescription, indique le Pr Bégaud… Plus ça va, plus j’apprécie les pharmaciens. J’en rencontre tous les jours qui sont de vrais acteurs de santé publique. Si l’on s’était appuyé sur eux, il n’y aurait pas eu d’affaire Lévothyrox. »
L’universitaire pointe aussi les pouvoirs publics : fonctionnaires obnubilés par les directives de Bercy, incapables d’envisager de dépenser 1 pour économiser 1 000… ou l’agence du médicament : « Elle a été bâtie sur deux mots-clés : expertise et indépendance, explique-t-il. Mais en quittant le ministère, la pharmacovigilance a perdu sa légitimité politique… Peu à peu, sa capacité d’expertise a diminué, son indépendance est devenue virtuelle. On a une agence faible… On se retrouve sans réelle politique du médicament, ni même politique de santé. On l’a vu avec le Covid ! »
Une crise sanitaire qui a illustré certains constats de ce livre, achevé fin 2019 : pénuries de médicaments liées à la délocalisation et à la concentration des fabricants, propension à la cacophonie de communication scientifique et gouvernementale comme dans l’affaire du Lévothyrox ou de la vaccination de l’hépatite B, disséquées dans l’ouvrage***.
Réveiller les consciences
Enfin, le Pr Bégaud souligne les évolutions délétères de l’industrie pharmaceutique, sans toutefois s’ériger en Saint-Just : « Je crois aux partenariats publics-privés, à la nécessité des profits industriels, quand ils s’appuient sur des produits utiles et ne sont pas insolents… précise-t-il. Mais aujourd’hui, les décisions sont quasi uniquement dictées par l’industrie. » Il dénonce les prix exorbitants fixés par les industriels pour certains médicaments parfois conçus dans des laboratoires publics, et regrette l’évolution du système : « Auparavant, les firmes pharmaceutiques étaient créées par des hommes, portaient leur nom, avaient des spécialités, des domaines d’excellence, une certaine fierté, une éthique. Tout change dans les années 2000. Ce capitalisme familial devient boursier. Les actionnaires se contrefichent du médicament. Certains groupes ferment leurs unités de recherche, se contentant d’acheter des brevets, des start-up innovantes. »
Néanmoins, Bernard Bégaud affirme avoir toujours eu de bonnes relations avec l’industrie : « j’ai toujours été respecté, car je suis un expert compétent qui n’a jamais accepté double jeu ou corruption. Et j’ai même le sentiment d’avoir été aimé par les industriels. Jusqu’à ce livre peut-être… » Mais ici, l’enjeu n’est pas sentimental, il s’agit pour lui de réveiller les consciences.
* Pr. Bernard Bégaud, médecin, expert international en pharmacovigilance, fut directeur du département de pharmacologie du CHU de Bordeaux, membre de la commission nationale de pharmacovigilance (1982-2000), président de la commission des essais cliniques (1994-2008), président du conseil scientifique du GIS Epiphare (CNAM – Agence du médicament), fondateur puis directeur de l’unité INSERM 657, première unité française de pharmaco-épidémiologie… Il fut également doyen de la faculté de médecine, président de l’université de Bordeaux…
** « La France malade du médicament », Bernard Bégaud - Editions de l’Observatoire - 190 pages, 18 €.
*** Cinq affaires médiatiques sont analysées dans ce livre : Mediator, Levothyrox, vaccin contre l’hépatite B, coupe-faim et amphétamines, surconsommation de psychotropes.