Dans le barranco (ravin) de Biniaraix, les terrasses d’oliviers sont sculptées jusqu’au pied des falaises calcaires, arpents de terre dérisoires arrachés de force à la montagne. Le chemin empierré bordé de murets de pierres sèches, œuvres titanesques des anciens, grimpe dans le canyon en dévoilant des portxo, cabanons paysans rudimentaires. Dans le ciel, des mouettes montent au ras des rochers, parfois accompagnées par les vautours moines de Majorque, « seule île au monde où il en reste encore », souligne David Casajuana, guide de montagne majorquin francophone.
Majorque serait-elle un sanctuaire de la nature ignoré ? La destination ne renvoie pas cette image, influencée par des décennies de tourisme de masse. C’est un peu le drame de l’île. On en oublie que sa côte nord, de Sa Dragonera au cap de Formentor, est bordée par la Serra de Tramuntana, une montagne de 100 km de long pour 15 km de large, culminant à 1 536 m au Puig Major. Un terrain de jeu immense pour la randonnée et le trail. Le chemin parfaitement balisé du barranco de Biniaraix en témoigne. Au-delà des terrasses d’oliviers et des petits torrents, il débouche sur une vallée d’altitude où paissent en liberté des moutons et quelques chevaux semi-sauvages. Au milieu des asphodèles et des euphorbes, un sentier mal tracé depuis le col de l’Ofre s’échappe sur un plateau dominant superbement le lac de barrage de Cúber et l’ensemble de la côte, Biniaraix, Soller et le Puig Mayor.
Soller et sa vallée ont conservé elles aussi une identité propre. En plus des oliviers, c’est le royaume de la canoneta, une variété de petites oranges très juteuses et sucrées. Jadis, ces fruits étaient exportés depuis le port de Soller vers Sète, Marseille et Toulon, un commerce qui a conduit de nombreux Majorquins à émigrer en France. « On entend beaucoup parler français l’été dans les rues de Soller. Plus que des touristes, ce sont surtout des descendants d’îliens vivant en France qui rentrent passer leurs vacances ici », éclaire David Casajuana. Le caractère sauvage du nord de Majorque est confirmé par une escapade en bateau depuis Soller. Arrivés au microport de Sa Calobra, les passagers descendent pour remonter à pied, via un double tunnel percé dans le roc, l’extraordinaire canyon du torrent del Pareis.
Vingt minutes de vol suffisent depuis Palma de Majorque pour rejoindre Minorque. Changement de décor ! L’île est aussi plate (ou presque) que sa voisine est montagneuse. Soumise à la terrible tramuntana, un vent du nord qui l’assaille à longueur d’année, elle est restée très agricole et est quadrillée par plus de 11 000 km de murets de pierres sèches. Plus sauvage que Majorque, plus humide, aussi, l’île plaira aux amateurs d’authenticité rustique.
Minorque, ce sont aussi ces villages groupés aux maisons blanchies à la chaux, faux air d’Andalousie dans le golfe du Lion. Certaines possèdent des bow-windows, souvenir de la présence anglaise. C’est le cas à Ferreries, Es Mitjor, Alaior. Dans ce dernier village, hôte depuis 2021 du LÔAC, musée d’art contemporain, l’ancien couvent de San Diego (XVIIe) a été entièrement rénové et doit accueillir prochainement un musée dédié à l’ethnologie, à la gastronomie et à l’artisanat… de la chaussure. Depuis le XIXe siècle, cette activité est une des spécialités de l’île et plusieurs fabriques, comme Pons Quintana (à Alaior), perpétuent la tradition d’un tour de main de haute qualité.
Reste à découvrir deux autres aspects typiques de Minorque. Le premier est le Cami de Cavalls. Ce Chemin des Cavaliers, tracé aux temps médiévaux pour surveiller les côtes minorquaises, a été réaménagé pour les randonneurs. En 8 à 10 jours, on peut faire le tour de l’île. Un prestataire se charge de conduire chaque soir à leur hébergement les marcheurs et leurs bagages. Mais la grande affaire de Minorque, ce sont les vestiges talayotiques. On compte environ 300 sites de cette civilisation, prospère de la fin du IIe millénaire jusqu’au Ier siècle avant J.-C. Soit des villages de pierre aux constructions imposantes incarnées par les taulas, des T de granits composés de deux blocs dressés vers le ciel. À pied ou à vélo, on ira admirer ces chefs-d’œuvre préhistoriques à Talati de Dalt, Son Mercer de Baix, Torre d’En Galmes… Ils sont la preuve de la permanence d’une âme forte sur cette île encore protégée du tsunami touristique.