« JE VAIS commencer par la conclusion : je pense que les professions de santé sont aujourd’hui suicidaires de ne pas s’intéresser à la technologie. » Dès les premiers mots de sa présentation, Laurent Alexandre plante immédiatement le décor : il n’est pas là pour épargner son public, mais plutôt pour le bousculer, voire le choquer. Président de DNAvision et fondateur du site Doctissimo, Laurent Alexandre, porte un jugement sévère sur les professionnels de santé. Il estime qu’ils n’ont « pas compris comment la valeur économique est en train de migrer ». Pour lui, « s’il n’y a pas de réveil des professions de santé, notre destin est très clair : le médecin et le pharmacien seront les infirmières de 2030 ». En effet il affirme qu’il n’y a pas de valeur économique importante dans l’acte médical et pharmaceutique. Celle-ci réside désormais « dans la manipulation de la data, mais les pharmaciens et les médecins y sont absents », pointe-t-il. Il reconnaît cependant aux pharmaciens le succès du dossier pharmaceutique (DP), tandis que le dossier médical personnel (DMP) a échoué… « Mais, globalement, les pharmaciens comme les médecins ne sont pas au cœur de la création de valeur médicale au XXIe siècle. Vous êtes des Kodak sur pattes », lance-t-il, provocateur, en se référant à l’entreprise qui a déposé le bilan en 2012, faute d’avoir su prendre le virage de la photo numérique.
La création de valeur liée aux nouvelles technologies.
Laurent Alexandre estime que les professionnels de santé risquent d’être bientôt supplantés par Google et les autres membres des « GAFA » (Google, Apple, Amazon, Facebook). « L’évolution de la génomique et le développement de l’Internet des objets se traduisent par une explosion du volume de données, détaille-t-il. Ce déluge d’informations à traiter va redistribuer le pouvoir médical et déformer la chaîne de valeur économique. Il va donner tous pouvoirs aux systèmes experts et aux algorithmes. Et la révolution des nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives (NBIC) permet à de nouveaux acteurs, comme Google, de rentrer dans notre univers. Or ils sont meilleurs que nous. Ils ont des centaines de milliards de dollars et ils sont jeunes, alors que l’industrie de santé est vieille. »
D’autre part, « le médicament se marginalise dans la chaîne de valeur et la pharma a beaucoup de mal à comprendre que les génériques et les me too payés par l’État n’ont pas beaucoup de valeur économique », assène Laurent Alexandre. Il rappelle au passage que la dernière grande innovation pharmaceutique est le « plan de développement en double aveugle randomisé », qui a déjà 40 ans. « Les problèmes de la pharma et du médicament sont universels, nuance-t-il néanmoins. Ce n’est pas un problème spécifique à l’Hexagone : globalement, le corps médical est absent de la création de valeur. »
En effet, celle-ci se fait actuellement sur les technologies NBIC et sur la data. À titre d’exemple, il cite les 55 ingénieurs de WhatsApp, une application mobile de messagerie multiplateforme, qui ont « créé en 4 ans 19 milliards de dollars de valeur, pendant que les 200 000 salariés de Peugeot ont créé 12 milliards en 120 ans ! » Laurent Alexandre l’affirme : « Faire une appendicectomie n’est pas créateur de valeur au XXIe siècle. Distribuer une boîte de médicament non plus. Cela ne veut pas dire que l’officine va disparaître, mais que ses moyens de pression sur la puissance publique et sur la société vont être très faibles. » Il rappelle que la révolution NBIC a déjà tué beaucoup d’acteurs et en menace encore plus d’un.
Des automates à la place des infirmières.
« Leclerc a failli s’étrangler lorsqu’il s’est rendu compte qu’il n’était plus l’enseigne la plus aimée et la plus respectée des Français et qu’il avait été supplanté par Amazon », note Laurent Alexandre. Dans un autre secteur, il y a cinq ans, Renault et Peugeot affirmaient que la voiture capable de se conduire toute seule n’existerait jamais. Or Google vient de sortir les 100 premières Google cars sans volant, sans frein et sans pédale… Dans le domaine de la banque, « Axa et BNP sont en train de réaliser que les deux plus grosses banques en 2025 pourraient être Google et Apple », relève encore Laurent Alexandre. Et les métiers intellectuels ne sont pas épargnés. « La « Harvard Business Review » a récemment publié un article qui montre qu’un algorithme à 150 dollars recrute mieux qu’un spécialiste des ressources humaines à 150 000 dollars », souligne-t-il.
Le choc technologique auquel nous assistons actuellement est lié selon lui à la conjonction de deux facteurs : l’arrivée à maturité des NBIC et la montée en puissance des GAFA, qui sont mus par une idéologie transhumaniste et veulent changer l’humanité, en particulier Google. « Il n’y a pas que Kodak qui sera mort à la fin de la course », met en garde Laurent Alexandre.
Bill Gates lui-même s’est inquiété lors d’une conférence de presse du fait que les politiques ne se rendent pas compte des conséquences de la robotique de 2e génération, qui risque de faire disparaître la moitié des métiers dans les vingt ans à venir. « En 2035, les automates auront remplacé les infirmières et personne ne s’en rend compte », s’est-il alarmé. Cette automatisation risque donc d’avoir un coût social très élevé. Du côté des pharmaciens aussi, le changement risque d’être difficile à appréhender. « En tant qu’acteurs du système de santé, et notamment de la pharmacie, vous êtes au cœur d’une révolution, poursuit Laurent Alexandre. La médecine NBIC arrive et elle aura un mode de distribution très différent du mode de distribution du générique. »
Watson, plus rapide qu’un médecin.
Pour lui, la « watsonisation » de la santé est imminente, c’est-à-dire le remplacement de la décision médicale et du pharmacien par un algorithme tel que Watson, le système expert d’IBM. Dès à présent, dans les domaines où IBM a testé Watson, notamment en oncologie, ce dernier fait mieux et plus vite qu’un oncologue. Récemment, pour analyser une mutation sur le gène p53, l’algorithme a trouvé la solution en quelques secondes, alors qu’il aurait fallu à un médecin 38 ans à temps plein, jours et nuits, simplement pour lire la littérature que Watson a digérée en quelques centièmes de secondes. « La puissance informatique étant multipliée par mille par décennie et par un million en 20 ans, il est certain qu’aucun cerveau biologique ne pourra lutter contre les systèmes experts dans le domaine de la santé à l’horizon 2025-2035 », affirme Laurent Alexandre.
Il note également que ces algorithmes sont mondialisés. « Ce ne sont pas les ARS, ni les officines qui vont avoir chacune leur algorithme en santé car il va coûter plusieurs milliards de dollars », indique-t-il. Le pouvoir médical et du pharmacien sera profondément redistribué et la médecine aura des conséquences politiques et éthiques majeures. Il cite l’exemple du grand programme de séquençage du génome des surdoués lancé en Chine, avec pour objectif avoué d’augmenter le QI de la population chinoise. « Nous n’étions pas habitués à ce que la médecine devienne un outil de géopolitique. Mais il faudra nous y faire, car c’est la médecine de demain. Et elle ne naît pas chez nous, mais dans la zone Asie-Pacifique, donc nous n’avons pas beaucoup de prise sur elle… », prévient-il.