Sagard chez Aprium (anciennement Paris Pharma), Five Arrows chez Lafayette, G Square chez Boticinal, 123 IM chez Arpilabe : les fonds financiers investissent peu à peu le monde de l’officine, via des prises de participations sous forme d’obligations convertibles en action (OCA). Une arrivée autant remarquée que controversée. Nombreux sont en effet les pharmaciens à observer avec méfiance cette intrusion dans le réseau officinal d’investisseurs extérieurs à la profession. « Est-il raisonnable de laisser des acteurs non-pharmaciens arriver à un jet de pierre de notre capital ? Non », affirme Philippe Gaertner, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF), faisant allusion à des « groupements maniant des dizaines de millions d’euros et de plus en plus d’officines dans de grands centres urbains ».
La FSPF s'inquiète du développement « de montages financiers complexes difficilement contrôlables par les autorités compétentes, qui souvent sont désavantageux pour les pharmaciens, et conduisent à la perte de leur indépendance professionnelle ». Le syndicat se déclare « fermement opposé à la possibilité pour les non-pharmaciens d'officine de détenir des OCA de pharmacies ».
Cette méfiance semble nourrie par l’opacité qui règne sur les intentions des fonds. Le seul objectif affiché est de rendre leur investissement bankable dans les 7 ou 8 ans, notent certains observateurs. Dans la profession, des voix s'élèvent pour dénoncer ces fonds qui ont d’autant moins vocation à financer le réseau officinal qu’ils exigent des taux de rendement bien trop élevés (jusqu'à 15 %). Une « gourmandise » qui ne manque pas d'inquiéter puisqu'elle implique une maximisation des profits avec des schémas de captation de la valeur.
Serge Gilodi, président du cabinet Serendipity Conseil*, relativise cependant : « Tous les fonds n’étranglent pas les jeunes ! Le principe de financement obligataire par un fonds d’investissement est tout à fait légitime et cette source de financement peut être un atout pour la profession. Ce qui ne l’est pas, c’est l’utilisation qui en est faite par certains fonds associés à des pharmaciens tout aussi peu scrupuleux. Mais c'est loin d'être une généralité. »
David Alapini, président du Conseil régional de l’Ordre des pharmaciens des Hauts-de-France, attire de son côté l'attention sur l'engagement excessif auquel sont poussés les jeunes : « Ils doivent rembourser leurs prêts sur 17 ans, voire 19 ans, quand la durée moyenne de l’emprunt pour l'acquisition d'un fonds de pharmacie est de 12 ans, ce qui est déjà très élevé par rapport à d’autres professions », fait-il remarquer. Sans compter, ajoute-t-il, le montant de la prime de non-conversion (PNC) « qui peut atteindre 50 % de la somme engagée ». En effet, la conversion des obligations n’étant pas possible dans le secteur de la pharmacie pour les non-pharmaciens dans l’état actuel de la législation, la non-conversion des obligations convertibles entraîne le paiement d’une prime « de non-conversion », une pénalité de plus pour les jeunes titulaires, dont le poids financier sur les comptes de l’officine n’est pas à négliger.
Salariat déguisé
Les stratégies des fonds d’investissement sont également dénoncées pour les dérives qu’elles entraînent dans l’exercice professionnel des jeunes recrues. Séduits par des offres qui leur permettent d’accéder rapidement à la titularisation, avec peu d’apport, les jeunes diplômés, ou encore certains pharmaciens en quête de croissance organique, se trouvent piégés, comme le décrit un jeune titulaire qui souhaite garder l’anonymat : « Cela revient à travailler plus de 70 heures par jour, pour un salaire qui ne permet pas de rembourser l’emprunt, ni même de vivre décemment. »
Un salariat déguisé fréquemment dénoncé, sauf par les intéressés eux-mêmes. Car une certaine omerta règne chez les jeunes. « La honte de s’être fait piéger, mais aussi comme un certain syndrome de Stockholm qui les empêcherait de parler », interprète Patrick Freva. Titulaire dans le 15e arrondissement de Paris, celui-ci a alerté l’ANEPF afin d’appeler les jeunes à la plus grande vigilance. Serge Gilodi, du cabinet Serendipity Conseil, va plus loin : « Ces jeunes titulaires détiennent officiellement 51 % des parts de leur officine, mais dans les conditions d’exercice qui sont les leurs, ils n'ont rien à attendre en termes de capitalisation. » Ces jeunes diplômés, souvent inexpérimentés, n’ont alors d’autres choix que de revendre leurs parts prématurément. « Ils exercent sur un strapontin, voire un siège éjectable, les dirigeants effectifs n'hésitant pas à placer un autre titulaire si les objectifs ne sont pas atteints », déplore Luc-Bertrand Manry, avocat dirigeant du cabinet Havre-Tronchet. De fait, la rentabilité à tout prix est le maître mot dans ces officines acquises à des tarifs atteignant parfois jusqu’à 20 fois l’EBE. Autre conséquence de ces pratiques, le profond remodelage du paysage officinal qu’elles induisent dans certains centres-villes et arrondissements parisiens.
Nouvelle bulle
Patrick Freva a créé l’Association de défense de l’indépendance des pharmacies (ADIP) pour attirer l’attention sur les risques de déstructuration du réseau officinal. Pour ne pas dire les risques d'une dénaturation de la pharmacie au travers d'une typologie de points de vente se rapprochant davantage de la parapharmacie que de l’officine. La double peine pour les jeunes diplômés qui, une nouvelle fois, font les frais de ces stratégies. « Aucune banque n’accordera un crédit à un jeune souhaitant acquérir une officine dans un quartier où sont installées des pharmacies soutenues par les fonds d’investissement », affirme Luc-Bertrand Mandry.
Du reste, les prix gonflés artificiellement découragent toute vélleité d’installation. Assiste-t-on à la création d’une nouvelle bulle spéculative ? Serge Gilodi estime qu'en tout état de cause ces pratiques ont une influence inflationniste sur les prix des officines. Un quart des pharmacies serait ainsi surévalué, parfois de 20 points pour les plus grosses d’entre elles (chiffre d’affaires supérieur à 4 millions d'euros) et d'une dizaine de points pour les autres (chiffre d’affaires situé entre 2 et 2,5 millions d’euros).
Pour autant, l’outil utilisé par les fonds, l’obligation convertible, n’est pas néfaste en soi. Les détracteurs des fonds d’investissement, eux-mêmes, le reconnaissent. L'obligation convertible peut même être un instrument vertueux s’il n’est pas détourné de sa finalité première, c’est-à-dire l’aide à l’installation des jeunes. Certains groupements y ont d'ailleurs recours pour leurs montages financiers.
Face à d’autres modes de financement, l’obligation convertible supporte même la comparaison, comme l’affirme Olivier Desplats, expert-comptable, dirigeant du cabinet Flandre Comptabilité Conseil, à Marcq-en-Baroeul (Nord). À la lecture des projections sur les différents modes de financement, il constate que le recours à l’obligation convertible pour l’achat d’une officine réduit jusqu’à 20 % les levées de fonds nécessaires au refinancement de l’officine, à échéance de six ans, par rapport à d'autres investisseurs ou soutiens financiers. Au bout de 16 ans, le coût de l’opération sera même inférieur de 9,4 %.
Si un montage financier reposant sur des obligations convertibles mérite d’être étudié, l’expert-comptable n’en émet pas moins quelques réserves quant aux desseins de l’investisseur, à la conduite à tenir en cas d’éventuels incidents de parcours et au montant de la prime de non-conversion qui peut se révéler excessif.
Autant de raisons pour lire attentivement le contrat de souscription et se faire conseiller par un expert-comptable ou un avocat. À cet égard, Eric Myon, délégué général de l’Union nationale de pharmacies de France (UNPF), rappelle que son syndicat propose une analyse juridique des contrats. De son côté, la FSPF demande à l'État de préciser la réglementation. Elle présentera prochainement aux pouvoirs publics un plan favorisant l'installation des jeunes pharmaciens.
La profession en est aujourd'hui consciente, il est urgent d'offrir des alternatives de financement pertinentes aux jeunes diplômés. Il s’agit bien de garantir l’indépendance du pharmacien titulaire. Il en va aussi de la pérennité du monopole. Certains observateurs, qui n’hésitent pas à voir dans les fonds d’investissement un Cheval de Troie, s’interrogent : comment, en tolérant l'intrusion des investisseurs extérieurs, la profession pourra-t-elle continuer à faire valoir ses règles du jeu face aux instances européennes, si elle les bafoue elle-même ?
*Cabinet spécialisé dans le conseil et le financement des officines de pharmacie et des professions libérales.