Marcher à longueur de journée, ouvrir des tiroirs, porter des boîtes de médicaments, contrôler les ordonnances, écouter les patients avec attention… Au premier abord, le travail en pharmacie d’officine mobilise un tel nombre de fonctions motrices et cognitives qu’il semble inadapté à une personne porteuse d’un handicap. Pourtant, par leur détermination et quelques aménagements de l’environnement, des pharmaciens et des préparateurs démontrent le contraire.
C’est le cas de Nabil Belkadi, atteint d’une surdité profonde, et de Delphine Le Sausse devenue paraplégique après un accident de ski en 2004. Après des mois d’hospitalisation, cette titulaire de Sète a décidé de conserver sa pharmacie : « Tout était rangé dans des tiroirs, il y avait une marche dans la pharmacie. Mais dans mon malheur, heureusement que j’avais mon officine. Ça m’a sauvée. » Elle admet que son travail est fatigant, une fatigue physique à laquelle s’ajoutent les difficultés économiques actuelles dont souffrent les petites structures comme la sienne. Mais Delphine adore son métier. En plus de démontrer qu’on peut être paraplégique et pharmacien, Delphine Le Sausse est sportive de haut niveau. Seize fois championne du monde de paraski nautique, elle a porté la flamme olympique le 13 mai dernier dans sa ville : « Pour avoir une vie ordinaire, il faut faire des choses extraordinaires. » Rester pharmacienne pour Delphine, devenir pharmacien pour Nabil. Malgré sa surdité profonde, il a choisi la filière officine : « Ma plus grande appréhension, c’était de ralentir l’activité de la pharmacie, de ne pas être à la hauteur. Il a fallu que j’affronte mes démons. » Diplômé en 2022, son premier poste a été déterminant : « J’ai eu la chance d’être dans une équipe très solidaire ; ça m’a donné la confiance dont j’avais besoin. »
Des adaptations nécessaires
Lors des entretiens de recrutement, Nabil évoque toujours sa déficience auditive. « De toute façon, les appareils auditifs que je porte la rendent visible. Et quand on me demande comment je gère, je réponds que la seule chose que je ne peux pas faire, c’est répondre au téléphone. » Pour le reste, le jeune pharmacien s’adapte au point d’éclipser son handicap : « Il arrive que mes collègues oublient ma déficience auditive, me parlent dans le dos ou me passent le téléphone. C’est positif, ça prouve que je fais du bon travail. » Bien qu’appareillé pour amplifier les sons, Nabil est particulièrement sensible à l’environnement : « Les six pharmacies où j’ai travaillé correspondaient à six situations acoustiques différentes. Le plus difficile, c’est quand il y a de l’écho ; dans ce cas, je privilégie un comptoir isolé, pour limiter les bruits parasites. »
À Sète, des aménagements étaient indispensables pour permettre à Delphine de continuer son activité. Pourtant, dix longues années se sont écoulées avant d’obtenir les financements demandés, notamment pour l’acquisition d’un robot ou de comptoirs réglables en hauteur : « on m’opposait le fait que le robot servirait à toute l’équipe, pas à moi uniquement ». En tant que libérale, elle observe une inégalité de traitement à plusieurs niveaux : « J’ai une RQTH (reconnaissance qualité de travailleur handicapé) mais ça ne me sert à rien. Si j’étais employée, j’aurais un temps plein compensé. L’autre difficulté, c’est la relation avec les banques et les assurances. Lorsque j’ai voulu acquérir le local mitoyen pour agrandir la pharmacie, j’ai attendu un an avant que mon emprunt soit accepté, alors que je n’ai pas une maladie évolutive. »
Il faut réussir à gommer le handicap sans toutefois l’oublier »
Nabil Belkadi, adjoint
Le poids des préjugés
Selon le défenseur des droits, en 2023, le handicap était en tête des discriminations en France devant l’origine ou l’état de santé. L’inclusion des personnes en situation de handicap en milieu professionnel continue de se heurter à l’obstacle économique. « Le handicap peut faire peur parce qu’il est perçu comme un frein à l’efficience que recherchent constamment les entreprises, dont les officines », analyse Laetitia Henin-Hible, présidente de PHSQ (Pharmasystème qualité). La crainte de devoir financer des aménagements ajoute à la réticence des employeurs. « Si je n’étais pas titulaire, je ne suis pas sûre que quelqu’un m’emploierait. Je peux comprendre cette réticence ; l’aspect administratif est tellement lourd à gérer », confie Delphine Le Sausse. Face à ces préjugés, Judith Ohayon, chef de service au sein de la structure « le silence des justes » (association pour l’accompagnement des personnes atteintes d’autismes et troubles associés), insiste sur l’importance de ne pas résumer une personne à son handicap : « Quand on fait passer un entretien d’embauche à une personne sans handicap, on se demande ce que cette personne a à offrir à l’entreprise. Il faut avoir le même raisonnement avec une personne en situation de handicap. Le petit bout de chemin qui correspond à l’adaptation du poste, c’est le côté atypique, hors norme. Ce qu’on désigne par le juste et nécessaire. »
L’officine inclusive, enjeu de la pharmacie de demain
« En réalité, il faut réussir à gommer le handicap sans toutefois l’oublier », analyse Nabil. Si son témoignage et celui de Delphine prouvent qu’on peut exercer la pharmacie même lorsqu’on est porteur de handicap, la profession peine à initier une véritable réflexion sur la thématique de l’inclusion à l’officine. « Nous disposons de toutes les ressources documentaires et juridiques pour aider un titulaire dans l’accueil d’un collaborateur en situation de handicap. Mais nous n’avons pas mis en place de groupe de travail spécifique à l’inclusion », reconnaît Philippe Denry, vice-président de la FSPF, en charge des relations professionnelles. Seule l’Anepf (Association nationale des étudiants en pharmacie de France) s’est saisie du dossier en publiant, avec les autres associations des étudiants en santé, une grande enquête évaluant l’impact d’un handicap visible ou invisible au cours des études. « L’inclusion peut contribuer à réinventer l’officine », estime Nicolas Savic, ancien porte-parole de l’Anepf (2023 – 2024), à l’issue de ce travail. « Des efforts sont faits pour faciliter l’inclusion des étudiants en situation de handicap (ESH) dans les filières de santé, mais cette démarche doit se prolonger au-delà de l’université. Notre prochain objectif est d’initier, avec les syndicats et l’Ordre, une réflexion pour une officine de plus en plus inclusive. »
Quand les ESH deviendront des pharmaciens.
Une prise de conscience dans le monde professionnel d’autant plus nécessaire que le nombre d’étudiants déclarant un handicap et pharmaciens tend à augmenter. « À l’UFR santé de Poitiers, nous avons accompagné 38 étudiants en 2020-2021 et 84 en 2023-2024, pour un handicap visible ou invisible ou des handicaps ponctuels », constate Agnès Rioux Bilan, maître de conférences en biochimie et correspondante handicap auprès des étudiants en LAS (licence à accès santé) et des étudiants en pharmacie, maïeutique, orthophonie et préparateurs en pharmacie. Outre l’aménagement pour l’enseignement et les examens, elle peut être sollicitée pour l’organisation des stages, étape charnière entre l’université et le monde du travail. « Une étudiante malentendante m’a consultée pour l’aider à trouver un stage en pharmacie. Elle ne pouvait pas téléphoner. L’accueil des pharmacies a été mitigé, parce que ça n’impliquait pas uniquement de prendre une stagiaire mais aussi d’engager un aménagement spécial. Finalement, on a trouvé et le stage s’est bien passé. Mon intervention a surtout aidé cette étudiante à gagner en autonomie ». Attentif à ce que le monde officinal ne soit pas à la traîne face à cette évolution de société, le délégué général FO Officine David Brousseau reconnaît que tout est à construire et invite à ouvrir le dossier du handicap à l’officine : « Je ne manquerai pas de proposer en plénière la création d’une sous-commission sur le handicap pour faire évoluer la CCN (Convention collective nationale) de la pharmacie d’officine, dès que la négociation des salaires sera enfin résolue .» Une invitation à développer l’officine inclusive à laquelle Nabil est sensible ; fort de son expérience, il y répondra présent.
Des patients compréhensifs, et stimulants
Dans les officines où il intervient, Nabil ne cache pas sa déficience auditive aux patients. « Instinctivement, ils mettent en place des mesures telles que parler plus fort ou plus lentement. D’autres ne savent pas quelle attitude adopter et me demandent comment faire », raconte le pharmacien. Sa surdité l’oblige à regarder ses interlocuteurs pour lire sur leurs lèvres : « La lecture labiale a aiguisé mon sens de l’observation, ce qui m’aide à identifier des blocages quand il y en a. » Comme Nabil, Delphine le Sausse reconnaît que le handicap transforme positivement la relation avec les autres, les patients ou les collègues. « Une patiente de 93 ans, très autonome et dynamique, me dit sans cesse que je suis son modèle. Moi je l’admire .»
La menace du handiwashing
Sur le principe du greenwhashing en écologie, certains dénoncent le handiwashing pratiqué par certaines entreprises. Autrement dit, des grands discours en faveur de l’inclusion pour un minimum, voire aucune action concrète. Atteinte d’une maladie neuromusculaire dégénérative, Sophie met en garde contre cette dérive. Après plusieurs années passées à l’officine, elle a mis ses compétences de pharmacienne au service d’une enseigne de la grande distribution, en tant que gestionnaire du rayon parapharmacie : « J’étais curieuse de découvrir cet univers. En outre, le poste était proposé dans le cadre d’un programme pour favoriser l’inclusion. » Rapidement, le rythme n’a plus été soutenable : « On me demandait de faire plus que les 20 heures prévues par mon contrat, sans tenir compte de ma maladie. Mon corps n’a pas supporté ; j’ai démissionné. »
A la Une
Gel des prix sur le paracétamol pendant 2 ans : pourquoi, pour qui ?
Salon des maires
Trois axes d’action pour lutter contre les violences à l’officine
Médication familiale
Baisses des prescriptions : le conseil du pharmacien prend le relais
Caisse d’assurance vieillesse des pharmaciens
Retraite des pharmaciens : des réformes douloureuses mais nécessaires