« C’EST UN LIEU de méditation et de travail pour moi. Ici, j’y étudie les faïences et les objets que je viens d’acquérir », explique Dominique F. (qui a souhaité garder l’anonymat*) en regardant, les yeux brillants, le chemin parcouru depuis 30 ans. Des faïences du sol au plafond, de France, d’Italie, d’Espagne, d’Irak… La pièce est émouvante de beauté, de mémoires du passé, de renaissance d’une atmosphère aussi, celle des apothicaireries d’hôtel-Dieu qui parsèment encore aujourd’hui l’est de la France. Nos yeux ne savent pas où se poser tant le mirage opère.
Mais oui, nous sommes bien chez un collectionneur privé qui a dédié une pièce entière à son Grand Œuvre au sein de la ferme familiale. On y accède par un petit escalier extérieur qui m’a fait penser à celui qui monte à l’apothicairerie de Moutiers-Saint-Jean, en Bourgogne, elle aussi entourée de champs à perte de vue, elle aussi nimbée de ce calme rural qui semble arrêter le temps.
Le souci du détail.
Une fois à l’intérieur, aucun détail n’a été oublié. Il y a la chaise et le bureau de l’apothicaire, les traités de Charas et de Lémery, les remèdes charitables de Mme Fouquet et le Baumé, qui emporte les suffrages de notre collectionneur. Il y a aussi le gros alambic, fier, au milieu de la pièce. « C’est celui de mon grand-père, raconte-t-il, inscrit au registre des impôts indirects. Son numéro a été gratté et sa cuve en partie détruite pour être mis hors service. » On voit aussi des livres de comptes d’apothicaires, des poids, des seringues à soi-même, des palettes à saignées et même d’anciens jetons de présence qui ont appartenu aux jurés de la corporation des apothicaires, gravés d’un coq et d’un serpent qui rappellent la devise « Et vigil et prudens » du Collège de Pharmacie au XVIIIe siècle. Et, accrochées au mur, les armes de Paris coiffées de la balance.
Mais comment l’agriculteur est-il ainsi tombé dans le mortier de l’apothicaire ? Par quel biais ou quel hasard, les faïences pharmaceutiques sont-elles devenues les objets de sa dévotion ? Dominique F. ne cache pas sa collectionnite aiguë depuis l’âge de 13 ans, lorsqu’il commença à accumuler une série de silex préhistoriques toujours bien visibles dans une vitrine. S’ensuivirent les antiquités et le mobilier. Ainsi, on ne deviendrait pas collectionneur, mais on naîtrait avec ce « virus », plus bénin que malin ! Mais là aussi, comme en pharmacie, c’est une question de dosage. Trop acheter mène à la perte et se priver rime avec frustration, quand d’autres, sur ebay, Le Bon Coin ou Interenchères, apposent le dernier « clic » sur une pièce de choix.
Cohérence historique.
Mais, cet autodidacte, devenu expert, guette uniquement le lot qui l’intéresse, ce qui lui a permis de constituer une merveilleuse collection de faïences pharmaceutiques qui débuta avec le premier achat d’une majolique italienne. Il finit ensuite de succomber à la lecture du livre de Jean-Daniel Picard, « Voyage vers les Apothicaireries françaises », qui le pousse à parcourir la France à la découverte de Tournus, Mâcon, Louhans ou Baugé, qui vont particulièrement l’inspirer lorsqu’il décide de fabriquer lui-même un ensemble d’étagères de bois, avec l’aide d’un ami tourneur. Suite à la grande tempête de 1999, il ramasse du bois de poirier dont la couleur miel lui semble parfaite pour restituer une beauté comparable à celle de Louhans. Ses faïences, collectées depuis des années, trouvent enfin leur écrin.
En haut des étagères, on aperçoit une série de silènes que le maître des lieux a peint lui-même sur le modèle de ceux de Baugé. Pour lui, le plus important est de retrouver une cohérence historique, de se rapprocher de ce que fut une apothicairerie au XVIIe et XVIIIe siècle : « Je m’intéresse aux formes et aux lieux de création. Je collectionne dans une visée archéologique. Ma pièce la plus ancienne est un petit albarello d’Irak ou de Syrie, probablement un contenant à épices daté du XIIIe siècle, et la plus récente est un étain du milieu du XIXe siècle. » Il se refuse à aller au-delà de cette époque, considérant que la valeur historique est aussi importante que la beauté artistique : « Même abîmée, je peux vouloir acquérir une pièce parce qu’elle intègre parfaitement ma collection pour son intérêt historique. »
Transmettre un témoignage.
Ainsi, plus de 300 faïences prennent la pose, et parmi elles des petits trésors comme cette paire de Mithridate et de Thériaque de Montpellier (18e s.), ces deux magnifiques vases italiens d’Albisola signés du céramiste Luigi Levantino (18e s.) dont on peut voir un modèle similaire au musée de la pharmacie de Bâle, ou encore ce gros pot italien de Savone juché sur l’étagère du fond. Plus classiques, mais non moins précieuses, des chevrettes et des pots-canons de Nevers, Bordeaux, Lyon, Besançon et Rouen, au décor typique dit « au lambrequin ». Elles côtoient une série d’albarelli de Catalogne et des bouteilles au décor de Delft. On remarque également trois pots-canons peints à l’ordre des Jésuites et numérotés, une des fiertés de notre collectionneur, qui nous apprend que le reste de la série est conservé au musée Paul-Dupuy de Toulouse. Un peu plus loin, deux petites chevrettes arborent les deux emblèmes des Jésuites et des Franciscains, une cohabitation décorative très rare. Autre pièce unique, un pot aux allures de pichet qui contenait jadis un onguent appelé Baume d’Arceus.
Enfin, Dominique F. ne résiste pas à nous montrer sa dernière acquisition pour laquelle il a cassé sa tirelire, un magnifique pot de montre à thériaque de la fabrique Hustin de Bordeaux à l’emblème de l’ordre des Carmes. Plus qu’une collection d’art, cet opiniâtre collectionneur souhaite transmettre un témoignage du passé et vient de se lancer dans l’élaboration d’une base de données. Il aimerait aussi faire un livre. Il est sûr, en tout cas, que plusieurs pages de l’histoire de la pharmacie sont écrites sur les étagères de cette apothicairerie très privée et qu’un jour elles seront transmises au plus grand nombre, mais en tout premier lieu à ses deux filles qui, nous confie-t-il avec le sourire, ont eu la bonne idée d’être, l’une infirmière, et l’autre pharmacien…
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