C’EST dans la Vienne des années 1880 que le débat sur l’intérêt thérapeutique de la cocaïne - un alcaloïde isolé vingt ans auparavant des feuilles de coca par Albert Niemann (1834-1861) - se cristallisa avec les observations d’un jeune médecin, Sigmund Freud. Fin 1883, un article du médecin militaire Theodor Aschenbrandt avait attiré l’attention de Freud - alors neurologue à l’Hôpital général - sur la cocaïne. À en croire Aschenbrandt, celle-ci augmentait l’endurance et la résistance des soldats en manœuvre.
Freud évoqua dans une lettre du 21 avril 1884 à sa fiancée Martha Bernays (1861-1951) « un projet thérapeutique et un espoir » : « Mes lectures m’ont fait connaître la cocaïne (…). Je vais m’en procurer et l’essayer dans des cas de troubles cardiaques et de fatigue nerveuse (…). Peut-être d’autres que moi étudient-ils ce produit ; peut-être n’en sortira-t-il rien du tout. Mais il faut que je l’essaye et, tu le sais, lorsqu’on persévère, on finit toujours par réussir. Seul un succès de ce genre nous permettrait de nous établir. »
Freud, ayant commandé de la cocaïne à la société Merck, fut consterné lorsqu’il en découvrit le prix, au point de se demander s’il pourrait financer ses recherches : il résolut de limiter son approvisionnement à un gramme.
Trente avril 1884. C’est le jour, précisément, où Freud expérimenta personnellement la cocaïne - à savoir 1/20e de la dose réceptionnée. L’alcaloïde le rendit extrêmement jovial et euphorique, supprima toute sensation de faim et abolit ses douleurs ulcéreuses. L’enthousiasme du jeune médecin pour la cocaïne ne connut plus de limites et elle en vint à représenter à ses yeux une panacée : « Si tout va bien, écrit-il à sa fiancée en mai 1884, j’espère que la cocaïne se placera à côté et au-dessus de la morphine. Elle fait naître en moi d’autres espoirs encore et d’autres projets. J’en prends régulièrement de très faibles doses pour combattre la dépression et la mauvaise digestion et cela avec le plus brillant succès. (…) C’est maintenant seulement que je me sens médecin, puisque j’ai pu venir en aide à un malade et que j’espère en secourir d’autres. Si les choses marchent ainsi, nous n’aurons plus de soucis à nous faire au sujet de notre union et de notre installation à Vienne. » Freud n’hésita pas à lui envoyer de la cocaïne « pour lui procurer des forces et donner à ses joues une teinte rose », et se fit le prosélyte de l’alcaloïde en recommandant son utilisation à ses sœurs, ses amis, ses collègues. Il évoqua ainsi auprès de confrères son étonnante capacité à rendre la langue insensible aux stimuli douloureux… Et ceci ne tomba pas dans l’oreille de sourds puisque, profitant de l’absence prolongée de Freud parti à Hambourg rendre visite à Martha, l’ophtalmologiste Carl Köller (1857-1944) et le chirurgien Léopold Königstein (1850-1924) appliquèrent ses observations en chirurgie avec un succès immédiat. Ils présentèrent précipitamment leurs travaux à la Société des médecins de Vienne, le 17 octobre 1884, sans évoquer l’origine de leur intuition et la participation de Freud à la connaissance de la cocaïne dont l’activité anesthésique fut présentée comme « miraculeuse ». L’univers médical s’enflamma immédiatement pour l’alcaloïde… Dont le cours devint encore plus exorbitant.
À son retour, Freud ne put que constater qu’il avait été évincé de la découverte. Cette situation blessante ne l’empêcha pas de poursuivre quelques années encore ses observations sur la cocaïne en laquelle il voyait un médicament de l’âme. En vain, car l’histoire fut autre : Freud fut immortalisé par ses travaux en neurologie puis en psychiatrie, qui devaient l’amener à fonder la psychanalyse.
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