« RIEN N’EST plus facile : je peux vous apprendre à parler le vietnamien en 15 minutes », assure Cuong Tuan, notre guide francophile, adepte des jeux de mots, alors que nous sommes confortablement assis dans des chaises longues sur le pont du bateau « le Bassac », à la découverte du delta du Mékong, au sud du pays. Pour mettre fin à notre incrédulité, Cuong poursuit : « En vietnamien, il n’y a pas de grammaire, pas de conjugaison ni d’accords : les adjectifs ne distinguent pas le singulier du pluriel, ni le masculin du féminin. »
Les rives du delta du Mékong, qui se divise en neuf bras (d’où son nom, le Fleuve aux 9 dragons), sont riches en végétation. Dans ce climat tropical, « tout pousse », témoigne Than, la responsable de la croisière, qui nous mène de Can Tho, principale ville du delta, vers Cai Be, connue pour son traditionnel marché flottant, où les commerçants convergent pour vendre leur production. Contrairement aux provinces du Nord, où la culture du riz est très exigeante, ici, il suffit de semer et d’attendre que le soleil et l’humidité fassent leur travail. Le résultat est convaincant : en 2012, le Vietnam a devancé la Thaïlande, qui était historiquement le premier exportateur mondial de riz.
« Le Bassac », bateau intime construit selon la tradition des chalands à riz, glisse doucement entre les jacinthes d’eau du fleuve tandis que nous croisons des barges de riz et de sable, issu du dragage des alluvions du fleuve. Sur les berges, les enfants font de grands signes de la main. Le Mékong, source de vie, est encore épargné à cet endroit par l’afflux des touristes. Than s’amuse à nous faire deviner les espèces d’arbres et de plantes, à la faveur d’une escale. Le soir, les fruits sont à table après un délicieux dîner préparé sur le bateau : la pomme de jaque, le ramboutan, le mangoustan, le fruit du dragon.
Après une nuit passée à bord dans une cabine climatisée au chic rétro, je me lance : « Môt cà phê » (un café). Avec ce mot court dérivé du français, le risque de se tromper sur la variation tonale n’est pas grand. La langue nationale (dont l’écriture est latinisée) est, en partie, le reflet des influences chinoises puis françaises. Cependant, aujourd’hui, comme on peut le constater à Ho Chi Minh, la capitale économique du pays, le français n’est qu’un lointain souvenir.
La mer d’Orient.
Avec près de dix millions d’habitants, Ho Chi Minh Ville (ex-Saigon) bourdonne. Les immeubles poussent en hauteur et les trottoirs peinent à contenir l’agrandissement sauvage des échoppes, de plus en plus envahies par les « chinoiseries ». Première gageure pour le touriste : traverser la rue en évitant le flot continu et sonore des Honda (tellement répandue, la marque est devenue nom commun). « Les gens circulent beaucoup à scooter car ils jonglent entre deux, trois boulots la journée, explique Cuong Tuan. Les Vietnamiens misent leur avenir sur les études des enfants.?» « Pour le commerce, les Chinois sont bien meilleurs que nous », constate Cuong, alors que nous traversons
le quartier fourmillant de Cholon.
Mais la reconnaissance de cette suprématie n’équivaut pas à un renoncement. Et tandis que nous découvrons, à Da Nang, au centre du pays, la mer de Chine, Cuong nous corrige : « Nous sommes ici sur la plage de Chine, la “China Beach”, comme l’ont appelée les Américains. Mais devant nous, ce n’est pas la mer de Chine ; c’est la mer d’Orient. »
L’ancienne base militaire, entourée par les montagnes de marbre, se reconvertit massivement au tourisme balnéaire. L’emplacement de Da Nang est aussi stratégique que par le passé. Le choix des excursions y est important : la cité impériale de Hué, le sanctuaire de My Son, la vieille ville de Hoi An, autant de sites classés au patrimoine mondial de l’UNESCO.
Quinze minutes pour apprendre le vietnamien, c’est peut-être jouable. Il y a toutefois, outre le problème des tons, celui de la prononciation. Celle du Sud est évidemment très différente de celle d’Hanoi, la capitale administrative. Et c’est ici, dans cette ville aux multiples lacs, que l’on parle la langue officielle, là où se trouve le mausolée du père fondateur du Vietnam indépendant. La file d’attente est longue pour voir le sarcophage de verre dans lequel repose Ho Chi Minh, qui, lui, aurait préféré être incinéré.
Au nord-est du lac Hoan Kiêm se trouve le quartier historique, celui des 36 rues qui portent le nom de différentes corporations : la rue des marchands de soie, de chaussures, de voiles. Les maisons sont très étroites (les taxes étaient auparavant fondées sur la largeur des habitations) et il faut porter le regard au-dessus des commerces pour apercevoir de jolies façades. Le soleil baisse, je m’arrête prendre une bia (bière), admirant la vue du bar du Sofitel Plaza Hanoi.
Avec les pêcheurs.
À plus de deux heures de route, nous embarquons à bord d’un bateau de la compagnie Âu Co, qui propose des croisières de deux ou trois jours dans la baie d’Halong, un bon moyen d’esquiver les touristes qui partent à la journée. Les pitons calcaires, recouverts de végétation, jouent à cache-cache les uns derrière les autres, usant soit de la brume, soit des reflets de l’eau et du soleil. Des escales sont prévues pour visiter des grottes naturelles, plonger la tête dans les eaux du golfe du Tonkin à partir de petites plages artificielles. Impossible cependant de me faire comprendre de ce pêcheur qui nous emmène en barque faire le tour de son village flottant, un des rares encore à subsister dans la baie grâce à l’élevage des huîtres perlières. Le professeur Cuong Tuan aurait-il failli à sa promesse ? « Pas du tout, se justifie-t-il, les yeux rieurs. Il y a effectivement une langue nationale. Mais certaines ethnies (on en compte 54 dans le pays) ont conservé leur propre langue. » Je peux donc supposer que ce pêcheur ne parlait pas la même langue que moi. Et c’est ainsi que j’ai vérifié la pertinence d’une des règles sociales les plus importantes au Vietnam : ne jamais faire perdre la face à son interlocuteur.
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