Madame Faure s'avance tranquillement vers le comptoir ; même avec son masque, l'octogénaire est parfaitement reconnaissable à sa démarche lente mais sûre. Elle pose son sac à main sur le bord du comptoir et commence à trifouiller à l'intérieur. Julien la regarde chercher son ordonnance, puis sa carte Vitale, mais les pensées du jeune homme sont ailleurs.
Ce matin, avant l'ouverture, Damien lui a posé une question troublante : « Pourquoi Juliette a dîné avec J-C et Karine, alors que l'adjointe est en congés ? Gisèle les a vus au restaurant. » Devinant la surprise sur le visage de son collègue, Damien a bafouillé que leur collègue s'était peut-être trompée, et que de toute façon cela ne les regardait pas.
- Et bien jeune homme, vous n'allez pas chercher mes médicaments ?, s'impatiente Mme Faure en agitant le papier derrière le plexiglas.
- Si, si, bien entendu.
- Vous avez des soucis ? Vous allez l'air tout penaud.
- J'avais l'impression de connaître une personne, mais je me rends compte qu'il y a encore beaucoup de secrets entre nous.
C'est la première fois que Julien se confie à un patient. Il a toujours trouvé ce comportement déplacé : parler de ses propres problèmes alors que ce sont les patients qui ont besoin de réconfort.
- C'est très blessant, en effet. La première fois que j'ai ressenti cette trahison, j'avais 12 ans. C'était à la fin de la guerre, en 1944. Oh, ça n'avait rien à voir avec la situation. J'étais une jeune fille, et guerre ou pas guerre, mes soucis étaient plus d'ordre sentimental que politique. Bref, j'allais passer le certificat d'études et j'étais très amoureuse d'un garçon, Jean. Cela amusait mes parents et, au fond, mes histoires d'amour les sortaient certainement de la morosité ambiante. Ils m'ont promis d'inviter Jean à la maison, pour mon anniversaire. Mais cela ne s'est jamais réalisé. Les événements n'ont pas joué en ma faveur. Mes parents ont changé d'avis, au dernier moment sans que je ne comprenne pourquoi.
Julien écoute la vieille dame, ne sachant où elle veut en venir.
- Il faut que vous sachiez que les personnes qui nous aiment nous cachent parfois des choses pour nous préserver.
- Ah, vous croyez ?
Mme Faure baisse soudain la voix et s'approche du plexiglas.
- J'ai appris bien plus tard ce qui avait provoqué ce changement d'attitude. Le père de Jean était soupçonné de résistance ; mes parents ont eu peur d'être accusés de complicité, eux qui pourtant crachaient volontiers sur le gouvernement de Vichy. J'ai compris ce jour-là que je ne les connaissais pas vraiment. Du moins, ils n'étaient plus aussi admirables à mes yeux et j'en étais très triste. Mais je ne les ai jamais jugés, jamais.
Après un silence, elle reprend :
- Vous m'aviez avancé le médicament pour le diabète et pour la tension. Mais il me les faut, je n'en ai plus…
Le jeune homme ne sait s'il doit la remercier ou faire comme si elle ne lui avait rien dit. Après quelques minutes, il lui tend le sac en tissu rempli de médicaments et la salue.
- Demandez-lui, tout simplement, sans la juger, lui glisse la vieille patiente avant de repartir tout doucement vers la sortie.
- Merci, répond Julien comme s'il avait parlé à sa propre grand-mère.
Dans le back-office, Gisèle, Damien et Christèle discutent à voix basse. Quand Julien arrive, il décide de prendre les devants :
- Pour Juliette, je ne sais rien si c'est ce que vous voulez savoir.
(À suivre…)