Histoire de la pharmacie

Le clystère, heurs et malheurs de l’apothicaire

Publié le 21/10/2019
Article réservé aux abonnés
La seule évocation de l’irrigateur du Dr Eguisier fait aujourd’hui penser aux caricatures les plus vives sur les professions de médecin ou de pharmacien. Le XIXe siècle en regorge sous le crayon de Daumier, Grandville ou Cham. Même Toulouse-Lautrec se fend d’une célèbre série de planches où l’instrument de l’apothicaire est en bonne place.
irrigateur3

irrigateur3
Crédit photo : Don de Claude Subileau/Conservatoire du patrimoine hospitalier de Rennes

Daumier, Macaire

Daumier, Macaire
Crédit photo : artetpatrimoinepharmaceutique.fr

irrigateur2

irrigateur2
Crédit photo : Don de Claude Subileau/Conservatoire du patrimoine hospitalier de Rennes

Irrigateur

Irrigateur
Crédit photo : Don de Claude Subileau/Conservatoire du patrimoine hospitalier de Rennes

Toulouse-Lautrec

Toulouse-Lautrec
Crédit photo : interenchères.fr

Daumier

Daumier
Crédit photo : Musée Carnavalet

Antoine Watteau

Antoine Watteau
Crédit photo : Ordre national des pharmaciens

Dorvault, dans son « Officine », décrit ainsi le clystère : « Appareil pour lavement et injection composé d’un tube en caoutchouc qui, en un point, se dilate en poire avec laquelle on aspire et refoule le liquide. » On rencontre aussi les termes de clysoir, seringue, clysopompe, avant que n’apparaissent les irrigateurs, appareils à lavement modernes destinés à l’origine aux parties vaginales, mais qui pouvaient aussi être efficaces pour investiguer la vessie ou toute autre partie du corps où ils pouvaient être nécessaires, même pour l’assainissement des plaies purulentes.

Les premiers spécimens, en étain (réalisés chez des maîtres potiers), avaient une vocation spermicide ou antiseptique pour l’intimité féminine. Breveté pour la première fois en 1842 et attribué à l’invention du Dr Eguisier (probablement en collaboration avec le bandagiste François Libault qui en sera aussi le premier fabricant, au 14, rue des Lombards à Paris), il sera commercialisé jusqu’en 1920. Sa qualité était assurée par l’inscription « véritable irrigateur du Docteur Eguisier », apposée sur son réservoir cylindrique. Son mode d’emploi était également gravé sur le couvercle qui indiquait « Fermez le robinet, versez le liquide. Tournez la clef à droite. Ouvrez le robinet ». Car cet irrigateur était destiné à être utilisé en solitaire, sans l’aide d’un quelconque praticien, ce qui avait d’ailleurs été applaudi par les pharmaciens qui étaient auparavant les principaux appelés à les utiliser sur les patients. Spécialiste de gynécologie et d’obstétrique, le Dr Eguisier avait réfléchi à une méthode moderne pour éviter que le pharmacien soit sans cesse sollicité dans le quotidien des malades. Si cette invention était donc à saluer, il reste que la figure du pharmacien ne se départira pas, dans l’imagerie populaire, d’une effrayante seringue transformée en instrument de torture. Et il faut bien dire que la tâche du lavement, considérée indigne des médecins, écopa pendant longtemps aux apothicaires et qu’elle n’était pas toujours sans douleur ou désagréments.

Du roseau au piston

Purger pour soigner ne date pas du XIXe siècle. En témoignent les moqueries de Molière, mais nous pouvons même remonter à l’Antiquité. Les Égyptiens auraient eu l’idée d’un objet à insérer dans le fondement en observant les ibis et leurs longs becs porteurs d’eau qu’ils n’hésitent pas à enfourner à des fins d’apaisement de leur colon. Après tout, la nature est la meilleure des conseillères. Papyrus et tablettes sumériennes décrivent déjà les pratiques thérapeutiques de lavements intestinaux et, à l’époque, une vessie de porc reliée à un roseau ou à un os creux servait à pratiquer l’injection ! Les fouilles archéologiques de Pompeï ont exhumé les premiers clystères en étain que l’on connaît, appelés « strigillis », et l’on sait que le clystère à piston existait aussi à Byzance et dans le monde islamique. Ces instruments servaient notamment à aspirer le pue des plaies.

Mais qui était en droit de les utiliser ? En France, ce sont d’abord les chirurgiens-barbiers qui s’acquittent de cette tâche, puis un décret royal octroie officiellement ce privilège aux apothicaires. Même si les chirurgiens sont toujours présents auprès du roi. De là part toute une littérature et une imagerie sur la folle tendance des lavements qui commencent à la Renaissance et s’amplifient aux XVIIe et XVIIIe siècles. Médecins et pharmaciens en prennent pour leur grade.

Le clystère, favori des caricaturistes

Au XIXe siècle, c’est la caricature politique et sociale qui poursuit l’entreprise. Le clystère chez Daumier sert aussi bien à ridiculiser le Dr Macaire et le Dr Véron qu’à devenir un instrument de la satire politique afin de servir l’idée de purge ou d’injection d’un remède miraculeux pour guérir la France. Sa présence importante dans nombre de dessins à charge traduit aussi le traumatisme du lavement trop abondamment pratiqué, au point de devenir une mode bourgeoise. À l’eau salée, on préfère souvent des liquides opiacés pour l’agrément des plus nobles fessiers…

Malgré lui, le clystère devient le symbole peu recommandable du pharmacien charlatan. En témoignent les déclinaisons satiriques de Daumier autour du Dr Véron qu’il affuble des attributs du pharmacien, un grand clystère en guise d’épée et la boîte ronde de la pâte pectorale Régnauld en guise de bouclier. Haute en couleur, la satire pharmaceutique offre une diversité de sujets abondamment relayés dans la presse. Daumier a bien compris que les symboles médicaux sont les plus simples et les plus efficaces pour parler au peuple. Le clystère, appelé souvent simplement « remède » était parfois introduit par voie rectale pendant le sommeil du patient à coups de haute dose de laudanum. La seringue est donc aussi synonyme d’endormissement du patient ou… du citoyen. Le dessinateur alerte aussi sur les dérives de nombreux faux remèdes commercialisés alors sans vergogne (la moutarde blanche ou le Racahout des Arabes). D’autant que la seringue hypodermique fait son apparition à la même époque, soulageant de nombreux patients, mais les rendant aussi dépendants aux injections de morphine.

Sur des notes d’opérettes

L’histoire des injections et des lavements traverse toutes les époques. Le clystère est rapidement devenu l’emblème de nombreuses officines. On le retrouve d’ailleurs sur plusieurs blasons de pharmaciens au XVIIIe siècle, car il représente autant le remède quotidien préventif que l’antidouleur curatif. Il sert donc un peu à tout, faisant office de panacée qui soulage en toutes circonstances. Au XIXe siècle, toutes les étagères de pharmacies étaient affublées de l’irrigateur du Dr Eguisier, que l’on voit toujours lors de la visite des apothicaireries hospitalières. Et le summum du luxe était de pratiquer son lavement en musique. À mesure que l’on tournait la manivelle, une boîte à musique mettait en route Le Petit Duc de Lecocq ou Boccace de Suppé…

Même Toulouse-Lautrec reprendra l’imagerie de l’irrigateur du Dr Eguisier pour illustrer la grande inondation du vignoble de son oncle, dans le sud de la France, afin de lutter contre la maladie du phylloxera. Frappé par cette méthode radicale, le jeune artiste de 17 ans représente un irrigateur du Dr Eguisier tentaculaire qui tente de guérir la terre agricole… Encore une fois, le dessin ne manque pas d’humour.

Julie Chaizemartin

Source : Le Quotidien du Pharmacien: 3550