Un entretien avec le pédiatre Christian Spitz et le psychologue Valentin Spitz

« Les mots justes pour faire face au tsunami pornographique »

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Publié le 27/05/2019
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L'un est pédiatre (l'ex « Doc » de Fun Radio), l'autre est psychologue. Christian Spitz et son fils Valentin ont écrit à quatre mains l'« Éloge de l'imperfection parentale »*. Une somme où, singulièrement, les auteurs nous font profiter à la fois de leurs expériences personnelle et professionnelle, sans jamais céder à la tentation du recueil de recettes. Comment le pédiatre parvient à expliquer aux adolescents que la pornographie, ce n'est pas l'amour ? Avec quels mots le psy fait comprendre aux parents que c'est en faisant des erreurs qu'ils deviendront de meilleurs parents ? Telles sont quelques-unes des approches proposées par ce duo de bienfaiteurs dont le message commun pourrait se résumer ainsi : « on ne naît pas parent, on le devient. »
Valentin Spitz

Valentin Spitz
Crédit photo : Stéphane de Bourgies

Livre

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Chrsitian Spitz

Chrsitian Spitz
Crédit photo : Stéphane de Bourgies

Le Quotidien du pharmacien.- Pour l’aider à vivre les transformations de son corps, vous insistez sur l’importance qu’il y a pour les parents à maintenir le dialogue avec leur enfant. Mais comment faire lorsque l’adolescent s’enferme dans le mutisme ?

Dr Christian Spitz.- Avant toute chose, face à ce comportement, l'adulte doit mettre de côté toute rancœur et parfois même un premier sentiment de rejet. L'adolescent a souvent une attitude en opposition, voire d'agressivité extrême, comme pour tester la réaction de l'adulte. On peut dire à son enfant : je comprends que tu n'aies pas envie de me parler, tu as le droit de penser que je suis nul, néanmoins nous sommes là et nous ne te laisserons pas tomber. En tant que parents nous avons la responsabilité de t'accompagner. Avec un ado, il faut s'efforcer d'entrer dans un dialogue qui n'est pas un règlement de compte, mais un accompagnement.

Valentin Spitz.- Il n'y a pas de recette qui conviendrait à la diversité des cas susceptibles de se présenter. Ce qu'on peut dire toutefois, c'est qu'il faut avant tout accepter le comportement de l'enfant, mais surtout, qu'il ne faut jamais lâcher. Ne jamais dire à l'ado, puisque c'est comme ça, je te laisse te débrouiller tout seul. Il faut offrir des possibilités de dialogue, faire des propositions… Mais surtout ne jamais laisser tomber parce que, en dépit des apparences, c'est tout le contraire de ce que demande l'ado. Il convient d'accepter d'être, en tant que parent, cette espèce de mur contre lequel l'ado cogne.

Comment parler de sexualité sans atteindre à l'intimité de l'ado ?

Dr C. S.- Sans craindre l'effraction dans la sphère intime, je pense qu'on peut très bien aborder la question de la sexualité avec des termes choisis et corrects, en laissant simplement de côté la violence et la caricature qui marquent souvent le langage des adolescents. Des parents peuvent parler de sexe avec leur enfant, en évitant toutefois d'aborder un sujet : celui de leur propre couple. Reconnaître sans les moquer les transformations de son corps, ne pas entrer dans son intimité, suppose qu'on soit suffisamment proche de son adolescent, tout en respectant une certaine distance. On ne fait plus de câlin à un adolescent.

V. S.- Sur les questions qui ont trait au sexe, je ne crois pas que ce soit aux parents d'aborder le sujet. Il faut simplement laisser une porte ouverte à la discussion. La proposition d'un rendez-vous avec un pédiatre, un pédo-psychiatre ou encore un oncle, est parfois une solution. Faire intervenir un tiers permet notamment d'éviter la gêne ressentie par certains parents. Et si la conversation a lieu, éviter les mots familiers, utiliser un vocabulaire correct - préférer « verge » à « bite », pour dire les choses clairement.

Je sais que votre expérience radiophonique vous y a souvent conduit, comment répondre à toutes les questions, y compris les plus crues ?

Dr C. S.- D'abord, si les ados s'expriment avec des mots crus, il faut tout de suite les reprendre : « moi je ne m'exprime pas ainsi. J'utilise des mots corrects. » Encore une fois, il s'agit de mettre une barrière en reformulant la question avec des termes, non pas aseptisés, mais simples. On doit expliquer aux enfants que la pornographie, ce n'est pas l'amour. Je le répète depuis quinze ans, nous sommes confrontés à un véritable tsunami pornographique. Mais dire à l'ado : « il ne faut pas que tu regardes cela », ça n'a pas de sens. On préférera : « si tu es amené à regarder cela, sache que ce n'est pas la réalité et qu'il s'agit là d'une objectivation de l'individu. Je comprends que tu aies envie de relation sexuelle, mais sache qu'en général cela se fait à deux et qu'il faut pour cela respecter l'autre. » Il faut aussi expliquer que pour son propre plaisir, on ne doit pas aller au-delà de ce que l'autre désire. Que l'autre n'est pas un objet, et que l'acte n'est pas une performance.

En consultation psy, les adolescents abordent-ils volontiers l'univers de la pornographie ¶

V. S.- La question de la pornographie est moins souvent abordée en consultation avec les ados eux-mêmes, qu'avec les parents inquiets du comportement de leur enfant. Ce qui est sûr, en revanche, c'est qu'en dépit du flot d'informations disponibles sur le Net, les ados ont bien du mal à faire la différence entre la réalité et les mises en scène pornographiques. Dans ce cas-là, je leur explique en consultation comment fonctionne l'industrie du porno, comment l'image pornographique agit comme une drogue sur notre cerveau. Que l'on touche là à un phénomène d'addiction qui ne leur permettra pas de développer leur sexualité et leur vie amoureuse. Au passage, certains jeunes adultes ont des problèmes d'érection ou d'éjaculation précoce parce qu'ils ont été soumis, dès le plus jeune âge, à des images pornos de façon massive. Le porno dérègle notre sexualité.

Dans l’« Éloge de l’imperfection parentale » vous dégagez les parents d’une culpabilité souvent ressentie. Celle de ne pas savoir comment réagir, de ne pas dire ce qu’il faut. Si on vous lit bien, vous dîtes aux parents de suivre leur instinct, leur intuition. Est-ce cela ?

Dr C. S.- Oui car en médecine comme dans d'autres circonstances, dire les choses en face, cela ne marche pas. Car cela revient souvent à mettre l'autre en position d'infériorité. Nous, soignants, sommes là pour aider. Suggérer des réponses, par le biais de questions. Être bienveillant avec les adultes, c'est essentiel. Face à des parents en difficulté, il faut donner des pistes, suggérer des solutions. La plupart d'entre eux vont alors comprendre comment il faut réagir. C'est exactement la même chose face à des ados. Il ne s'agit pas de tricher ou de mentir, mais de leur dire la vérité sans porter de jugement négatif sur leur comportement.

V. S.- C'est exactement cela. Nous avons voulu ce livre comme une boîte à outils, plus que comme un guide de recettes. Ce que nous voulions, c'est aider les parents à développer leurs propres compétences et à devenir les parents qu'ils ont envie d'être et pas ceux qu'on veut qu'ils soient. Et dans cette entreprise de déculpabilisation, nous voulions partager l'expérience de notre propre relation père/enfant. L'idée qu'il y a derrière cela, c'est le projet de tout bon psychologue ou pédo-psychiatre, c'est-à-dire faire en sorte que les gens puissent se passer de venir nous voir. Leur faire comprendre que c'est en faisant des erreurs qu'ils deviendront de meilleurs parents. Si j'osais paraphraser Simone de Beauvoir, je dirais : qu'on ne naît pas parent, on le devient…

Se référer à son propre vécu, à ses propres souvenirs d’enfance, est-ce une bonne idée dans le dialogue avec l'ado ?

Dr C. S.- Sur la question du modèle parentale que vous évoquez, il ne s'agit pas pour le parent de dire « moi quand j'étais enfant je… », mais plutôt d'avoir en tête le souvenir de ce qu'on a vécu plus jeune pour mieux comprendre le comportement de son enfant.

S.- Il ne s'agit pas de se référer à un modèle pour dicter une conduite. Mais lorsque l'adolescent est confronté à des questions qui le rendent mutique ou agressif, on peut le rassurer en lui disant : « je te comprends, moi aussi j'ai vécu cela, et je me rappelle dans quel état cela peut plonger. » Au-delà, je crois que c'est pas mal que les parents se souviennent les ados qu'ils ont été.

Si vous vous refusez à édicter des règles éducatives formelles, pouvez-vous au moins dire ce qu’il ne faut surtout pas faire lorsqu’on est parent ?

Dr C. S.- Ne pas définir les territoires serait une grave erreur. Il est en effet très important de définir un territoire essentiel, celui de la maison. Dans cette maison, chacun doit avoir sa place. Il y a la chambre des enfants ou adolescents, qui leur appartient, et celle des parents, qui est un temple sacré auquel les enfants ne doivent pas accéder. Et un espace commun où tout le monde peut aller.

Par ailleurs, lorsqu'un enfant ne va pas bien, les parents doivent s'abstenir de transposer le malaise de l'enfant dans leur propre comportement. Car l'anxiété des parents se reflète en miroir sur celle de l'ado. Dans ces cas-là, il vaut mieux se tourner vers un psychothérapeute qui donnera des pistes pour éviter ce type d'écueil. Les parents ne doivent pas demander à l'enfant de renvoyer une image parfaite.

Autre conseil important : le repas est un moment essentiel, un moment de partage durant lequel on éteint les portables et les ordinateurs. On est alors en tête-à-tête avec l'enfant, on s'intéresse à ce qu'il dit. On ne se moque pas de ses avis, mais on en discute. Quelle que soit la situation, il faut continuer à parler aux adolescents. C'est vraiment la clé.

V. S.- Je crois que la chose principale, depuis sa naissance, c'est de ne pas faire de son enfant son objet. De ne pas vouloir déterminer l'enfant dans ce que nous pensons qu'il doit faire et être. Il faut le considérer comme un être à part qui a ses propres aspirations et envies. Ne pas l'enfermer dans ce qu'on croit être bon pour lui.

* Éditions Flammarion. 256 pages, 18 euros.

Propos recueillis par Didier Doukhan

Source : Le Quotidien du Pharmacien: 3523