Le Quotidien du Pharmacien.- Au XXIe siècle, quels espoirs portent encore les plantes dans le cadre de la recherche thérapeutique ?
Bruno David.- Ce que je peux vous dire en tant que spécialiste de ces questions depuis 35 ans, c'est que nous sommes, en termes de biodiversité, face à un réservoir qui est loin d'avoir été exploré complètement. Sans compter que certaines espèces disparaissent avant même d'avoir été inventoriées et évaluées quant à leur éventuel intérêt thérapeutique. Pour autant, la nature n'est pas là pour soigner l'humanité souffrante, même si historiquement elle a permis d'identifier des archétypes structuraux ou pharmacophore qui serviront de modèles aux médicaments de demain. Je suis pour ma part persuadé qu'il y a encore beaucoup à puiser dans la nature en termes de ressources pharmacologiques. Notamment en oncologie, avec par exemple les recherches sur les immuno-conjugués menées par le Groupe Pierre Fabre (GPF), où de puissantes toxines végétales sont mises à profit. Il faut savoir que les substances les plus toxiques se trouvent dans la nature. Cela s'explique par le fait que de nombreux organismes fixés, comme les végétaux mais pas seulement, ont développé des stratégies de défense chimiques parce qu'ils ne peuvent pas se déplacer quand on les agresse.
Quelle proportion du monde végétal est, selon vous, aujourd'hui exploitée par la pharmacie ?
Il est difficile d'établir un pourcentage, car si vous considérez des espèces banales et bien connues telle le saule et ses dérivés salicyliques, ou le pavot et les morphiniques, rien ne dit que l'identification de nouvelles cibles ou récepteurs ne vont pas à l'avenir révéler d'autres usages à ces plantes. Même si c'est peu probable, ce n'est pas exclu. Autrement dit, affirmer qu'une plante est complètement identifiée sur le plan phytochimique, est un peu présomptueux. Surtout qu'avec les progrès des techniques analytiques on peut désormais aller beaucoup plus loin dans l'infiniment petit. Avec la spectrométrie de masse nous pouvons repérer des molécules qui sont dans des proportions infimes. Au XIXe siècle lorsqu'on faisait au Muséum d'Histoire naturelle les premières analyses de plantes, il en fallait 10 kg pour extraire quelques grammes du principe actif majoritaire, puis on est descendu au niveau du milligramme et aujourd'hui, par le biais de la déréplication, on parvient même à obtenir l'idée de molécules sans les avoir isolées formellement. La métabolomique* permet ainsi d'identifier des molécules à l'échelle d'un picomole ! Il ne s'agit pas d'identification formelle, mais d'indications probabilistes qui permettent d'ouvrir des perspectives pharmacologiques. Pour en revenir à votre question de départ, je dirais qu'il y a environ 5 % des plantes qui sont bien connues. Pour autant, je le répète, cela ne signifie pas que pour ces espèces, tout a été fait.
Le monde végétal sert-il aujourd'hui plus de source de produits d'extraction ou de modèle à la chimie ?
Prenez l'exemple des morphiniques. Si vous me demandez si les morphiniques de synthèse viennent de la nature, je vous dirai oui car la nature a fourni le squelette de la morphine, mais il existe aussi des dérivés qui sont plutôt inspirés du modèle initial. Aujourd'hui, lorsque les laboratoires trouvent une tête de série, ils font de la pharmacomodulation et s'éloignent très vite de la nature. Car comme je le disais tout à l'heure, la nature n'a pas vocation à produire la meilleure molécule pour le patient. Il n'y a pas de finalisme dans ce domaine. Simplement, les plantes qui ont évolué sur un mode Darwinien ont eu un avantage compétitif par rapport aux autres. Elles étaient généralement toxiques, bioactives ou inappétentes, des propriétés souvent promesse d'efficacité thérapeutique.
Existe-t-il des différences significatives entre les usages du végétal à fins cosmétiques et médicales ?
Entre l'utilisation de plantes à visée alimentaire ou cosmétique jusqu'à leurs usages thérapeutiques, il existe un continuum. C'est l'homme moderne qui crée des catégories réglementaires. Il en va de même pour la recherche. Ainsi entre l'usage des feuilles de saules par les Assyriens jusqu'à l'extraction des acides salicyliques puis la synthèse totale au XIXe siècle, il y a également un continuum.
L'histoire du GPF le montre, les recherches dermocosmétique et médicale sont étroitement liées. C'est parce que Pierre Fabre a d'abord eu l'idée de traiter les problèmes d'insuffisance veineuse de ses patientes par un extrait de rhizome de Petit Houx (Cyclo 3), que ses découvertes dans les domaines thérapeutique et dermocosmétique ont pu s'enchaîner et permettre le développement d'un groupe qui emploie aujourd'hui 13 000 personnes. Après le Cyclo 3, lancé en 1962 sous la forme moderne à l'époque, d'ampoules buvables, les grandes spécialités issues du monde végétal qui ont fait le succès du GPF sont Permixon en 1981, un extrait de drupes de Serenoa repens pour lutter contre l'hypertrophie bénigne de la prostate, puis en 1989, la vinorelbine (Navelbine), anticancéreux découvert à Gif-sur-Yvette par l'équipe de Pierre Potier puis développé par le GPF.
Comment le Groupe Pierre Fabre contribue-t-il à préserver la biodiversité ?
Il faut savoir que près de 40 % du chiffre d'affaires du GPF est généré à partir de végétaux. Nous avons d'ailleurs la plus grande collection privée d'échantillons d'extraits séchés broyés de plantes. Pour nous, la richesse du monde végétal est une notion extrêmement précieuse, qui fait partie de l'ADN du GPF. Autant de raisons qui justifient notre grande attention à la biodiversité. Nous avons plusieurs outils qui lui sont dédiés : Botanical expertise Pierre Fabre, filière qui a reçu en 2010 la certification EFQM (European Fondation for Quality Management). Cette certification est la preuve d'un engagement qui consiste à mener des actions de préservation des ressources végétales, assurer la naturalité des extraits et respecter les producteurs et l'ensemble des acteurs de la chaîne. C'est aussi avec le souci de respecter et promouvoir la biodiversité que le GPF a mis en place un laboratoire de phytochimie doté d'un herbier à la Faculté de Pharmacie du Cambodge. Cette Faculté avait été reconstruite avec l'aide de la Fondation Pierre Fabre. Parallèlement, un inventaire des espèces végétales cambodgiennes a été réalisé à l'occasion duquel deux nouvelles espèces ont été identifiées et une Flore photographique publiée en 2013.
Le pharmacien devrait-il, selon vous, se sentir impliqué dans un rôle de défenseur et de promoteur de la biodiversité ?
Le rôle du pharmacien tel que nous l'avons connu évolue. Il doit et devra être de plus en plus un acteur de santé… et un défenseur de la biodiversité. Les pharmaciens peuvent communiquer auprès de leurs clients qu'à travers certains achats (les produits dermocosmétique Klorane), ceux-ci participent par une dîme à la préservation de la biodiversité. Ils contribuent notamment au programme de Grande Muraille verte au Sahel contre l'avancée du désert. Plus généralement, le pharmacien peut diffuser certains messages, par exemple sur la nécessaire réduction de la déforestation qui participe au réchauffement et aux aléas climatiques. Rappeler aussi qu'avec la disparition progressive des forêts tropicales, toute cette biodiversité qui était un peu comme une immense armoire à pharmacie pas encore ouverte, est définitivement perdue.
Le fait que le pharmacien puisse faire prendre conscience à sa patientèle que la biodiversité est importante, notamment parce qu'elle contribue à l'efficacité des produits dermocosmétiques et à l'innovation thérapeutique, voilà qui valorise le végétal et donc favorise sa protection. Partager l'idée que si la biodiversité va mal, c'est nous qui irons mal. Voilà le type de message qui a toute sa place en pharmacie.
* La métabolomique est une science très récente qui étudie l'ensemble des métabolites primaires (sucres, acides aminés, acides gras, etc.) et des métabolites secondaires dans le cas des plantes (polyphénols, flavonoïdes, alcaloïdes, etc.) présents dans une cellule, un organe, un organisme.
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