Le contexte actuel du secteur officinal constitue un terreau fertile pour les investisseurs. D’une part, avec des difficultés économiques croissantes (hausse des charges salariales, envolée des prix de transaction pour les pharmacies, baisse des marges…), les pharmaciens sont de plus en plus nombreux à envisager une aide financière extérieure. Sous un autre angle, les chiffres d’affaires du secteur et ses perspectives de consolidation et de progression, soutenues par une démographie (vieillissement de la population) ouvrent des axes de croissance qui séduisent particulièrement les capitaux externes en quête de nouvelles opportunités de création de valeur.
Des acteurs comme Nextstage et AXA (à travers Mediprix), Saguard puis Ardian (via Aprium) encore Gsquare (avec Boticinal) et Rothschild, puis Latour Capital (pour Hygie31) ont fait leur entrée sur le marché. « Avec près d'une centaine de groupements, l’officine reste aujourd'hui très fragmentée. Cette dispersion excessive affaiblit les pharmaciens et n’a aucun sens pour notre secteur. Aucun autre commerce en France n’est aussi éclaté que le nôtre », observe Benoît le Gavrian, directeur de Giphar. Aujourd’hui, selon les estimations de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO), 1 à 5 % des titulaires sont liés à un fonds d’investissement.
Une double pression sur les jeunes installés
La cible privilégiée de ces financiers est les jeunes pharmaciens, qui sont confrontés à des prix de transaction de plus en plus élevés. « Le prix de certaines pharmacies sur le marché peut atteindre 10 ou 15 millions d'euros. Nous arrivons à un palier où il devient difficile de trouver des financements », souligne Hervé Jouves, président du groupe Hygie 31. En réponse à ces montants, les fonds offrent des solutions « clés en main » particulièrement attractives pour les candidats à l'installation.
Cette solution sont-elles intrinsèquement mauvaises ? « Non, souligne Corinne Imbert, sénatrice LR de Charente-Maritime et autrice d’un rapport sur la financiarisation de l'offre de soins, mais elles sont néfastes dès lors que la recherche de rentabilité prend le pas sur les objectifs de santé. Cette financiarisation ne doit pas se faire aux dépens de l'indépendance du pharmacien. D’autant que beaucoup viennent directement dans les facultés pour s’adresser aux étudiants qui souhaitent s’installer. Ils leur proposent des apports qui finissent par leur retirer toute initiative dans la gestion de leur officine ».
Et, comme le souligne Christina Tzikas, président de Pharmavie, « aujourd'hui le pharmacien récemment installé n'a pas forcément toutes les informations nécessaires pour bien comprendre toutes les offres des fonds, qui sont très pragmatiques ». Au point que certains officinaux se retrouvent ainsi « piégés » pendant des années, tributaires d’un fonds qui impose conditions commerciales, produits, expert-comptable et stratégie. Certains cas de pharmaciens ne pouvant pas céder leur officine sans l’aval de l’investisseur ont aussi été signalés.
Passer par le groupement pour atteindre la pharmacie
Il n’est donc pas surprenant que de nombreux fonds s’intéressent aux groupements, permettant de profiter de la croissance de plusieurs centaines d’adhérents (dont le chiffre d’affaires cumulé peut dépasser le milliard d’euros) au lieu d’une officine isolée. Pour autant, les groupements associés à un fonds d’investissement réfutent la notion de « pacte avec le diable ».
Car aujourd’hui, les moyens financiers pour financer le développement de plateformes logistiques propres, le déploiement de nouvelles marques de distributeur, la numérisation des officines ainsi que le développement de services (systèmes de gestion informatisés, automatisation de la gestion des stocks, téléconsultation, Intelligence artificielle…), ou de nouveaux concept stores sont plus élevés que jamais.
Face à des adhérents qui souhaitent une plus forte implication de leurs groupements, l’entrée de fonds d’investissement permet aux groupements de se procurer les capitaux nécessaires à la mise en application de leurs ambitions. « La légitimité d'un groupement ne repose pas sur son modèle de détention - qu'il soit coopératif, privé, ou lié à un fonds d’investissement - mais sur sa capacité à créer de la valeur ajoutée pour ses adhérents. C'est cette dernière qui sera l'arbitre ultime de sa réussite », réplique Thomas Nepveux, directeur général du Groupe Evecial (Boticinal, Ceido, Dynamis, Be Pharma, Solipharm et Flexi Plus Pharma). « Si les pharmaciens devaient cesser toute collaboration avec les groupements, entreprises ou laboratoires soutenus par des fonds d'investissement, de nombreuses officines ne pourraient plus assurer leur activité. »
Et il est difficile d’en nier les résultats, tant plusieurs des groupements associés à ces fonds (Lafayette, Pharmacorp, Aprium, Mediprix, Evecial…) affichent d’excellents résultats et de fortes croissances. Ce constat n’est pas dû au hasard, puisque les investisseurs cherchent à rentrer dans leurs frais et à dégager des bénéfices au bout de cinq à six ans.
Des garde-fous nécessaires
Dans ce contexte, quelle attitude adopter face à la financiarisation ? Si l’interdire n’est pas possible, ni forcément souhaitable et encore moins demandé, sa régulation est toutefois possible. Sinon souhaitable. Pour Carine Wolf-Thal, présidente du Conseil national de l'Ordre des pharmaciens (CNOP), les enjeux sont clairs : « On a vu, dans la biologie médicale de ville par exemple, où six groupes privés liés à des fonds d’investissement détiennent 61 % du secteur, que l’absence de régulation a conduit à une dégradation de l’offre de soins, avec des horaires réduits et une diminution des examens d’urgence. La financiarisation a pu s’installer sans obligations d’offrir des soins de qualité, et ce danger guette également le secteur officinal. »
S’il est difficile d’agir au niveau des groupements, pour les pharmaciens, de nombreuses voies sont possibles. Pour la sénatrice Corinne Imbert, « le meilleur moyen de sauvegarder l’indépendance des pharmaciens, c’est que leur installation soit aidée par la profession ». Plusieurs structures existent déjà, comme la plateforme InterPharmaciens créée par la Caisse Assurance Vieillesse des Pharmaciens (CAVP). D’autres viennent… des groupements eux-mêmes. Ainsi, Pharmactiv propose un « Pack Installation », avec accompagnement personnalisé, tandis qu’Astera a développé le dispositif Pharm Install. Leadersanté, Ipharm et Giropharm détiennent eux aussi des dispositifs d’aide à l’installation, reposant sur des boosters d’apports. Ce financement intraprofessionnel pourrait limiter l’attrait et l’influence des investisseurs extérieurs auprès des pharmacies et, par ricochet, au sein de leurs groupements.
Vers un encadrement renforcé
La profession reste néanmoins vigilante. Le CNOP plaide pour un renforcement significatif des contrôles, ainsi que des outils et du pouvoir des Ordres de santé, comme le préconisait le rapport sénatorial dirigé par Corinne Imbert. Il proposait notamment la création de cellules de directions régionales pour soutenir les Ordres professionnels et les ARS dans le contrôle des contrats entre pharmaciens et investisseurs, avec le renfort de techniciens de l’État et d’experts financiers, aiguisés et avertis. « Il est nécessaire de renforcer le contrôle. Nous avons besoin de toutes les garanties, et il est essentiel d'interdire toute clause nécessitant l'accord préalable d'un investisseur pour garantir l'indépendance du pharmacien », insiste Carine Wolf-Thal. « De plus, il faudrait une doctrine claire des sociétés d’exercice libéral (SEL) avec une définition législative et réglementaire plus précise des règles concernant la détention des droits sociaux et des droits de vote des sociétés, notamment en ce qui concerne les actions de préférence, qui sont parfois utilisées à des fins de contournement des règles existantes », reprend-elle.
Un encadrement qui apparaît d'autant plus nécessaire que la financiarisation du secteur officinal, si elle peut apporter des moyens bienvenus pour moderniser le réseau, ne doit pas se faire au détriment de l'indépendance professionnelle des pharmaciens. L'enjeu est de taille : préserver l'essence même d'une profession qui reste, avant tout, au service de la santé publique. Certes, le monde de la Santé a besoin de capitaux et d’investissement, mais ces derniers ne doivent pas se faire sans cadre, ni régulation.
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