Le Quotidien du pharmacien. – La financiarisation du secteur officinal est-elle un passage obligé à ce stade du marché pharmaceutique ?
Serge Gilodi. – Je pense qu’elle est inéluctable, car le secteur a changé. Les officines sur lesquelles la demande se focalise (25 % des pharmacies les plus importantes) représentent des capitaux de plus en plus importants, et les pharmaciens n’ont plus les moyens de les acquérir. Même en levant beaucoup de dettes, les 15/20 % d’apports nécessaires sont devenus une somme considérable. Par conséquent, il est naturel que les pharmaciens s’adressent à des financiers qui peuvent proposer des offres alléchantes. Cette financiarisation des officines par des capitaux extérieurs reste toutefois encore marginale. Prenons comme exemple Hygie31 et son groupement Lafayette : certes, ils sont accompagnés par des fonds d’investissement, mais en dépit de puissants moyens, ils peinent à investir dans plus de 5 à 10 pharmacies par an. Il y a également Arpilabe, une structure hybride qui accompagne une centaine de pharmacies, avec des fonds d’investissement extérieurs purement financiers, sans imposer d’enseigne ou de groupement. Mais aussi mineur ce phénomène reste-t-il, il faut s’attendre à le voir progresser.
Existe-t-il encore des moyens de le freiner ?
Le freiner, je ne sais pas. L’encadrer, oui ! Mais il sera impossible de revenir en arrière. Ce qui me gêne, c’est qu’il y a une hypocrisie qui persiste chez les pharmaciens, qui disent refuser la financiarisation pour des raisons éthiques, sans pour autant se gêner à recourir à des montages financiers comme les obligations convertibles ou les actions de préférence. Ces dernières permettent à un pharmacien d’investir de manière minoritaire dans le capital d’une officine, mais de toucher des dividendes plus importants au point d’être majoritaire en termes de profit. Auparavant, les pharmaciens investissaient pour aider les jeunes à s’installer, dans une logique d’association et de coopération. Aujourd’hui, beaucoup le font dans une logique de rendement financier, c’est-à-dire, de financiarisation. En toute logique, les pouvoirs publics devraient interdire ce système, tout comme on a interdit les actions avec droits de votes multiples. Ou alors on sort de l’hypocrisie et on ouvre le capital ! Car pour l’instant, on entend beaucoup de belles paroles et rien n’est fait. En effet, aujourd’hui, la financiarisation vient essentiellement… des pharmaciens eux-mêmes !
Et concernant les groupements ?
La financiarisation des pharmacies par des capitaux extérieurs, c’est relativement compliqué et, on l’a vu, rencontre peu de succès. Les fonds d’investissement fonctionnent avec des processus lourds et complexes. Ils ont encore du mal à s’adapter à un marché qui, dans ses usages, est encore resté très artisanal. Mais en parallèle, nous assistons à une accélération de la financiarisation des groupements. Cette dernière a commencé il y a une quinzaine d’années, après la reprise de PharmaVie par le groupe Phoenix, qui désormais détient aussi Pharmacie Référence Groupe et Pharmactiv via OCP. Les exemples ne manquent pas : rachat d’Aprium par Sagard puis Ardian, investissement de Five Arrow (Rothschild), puis Latour Capital et BPI France chez Hygie31… On peut s’attendre à voir d’autres groupements repris par des fonds d’investissement car pour ces derniers, il est plus aisé d’investir dans un groupement avec 300 pharmacies que dans 300 officines une par une.
Quels avantages ces fonds d'investissement peuvent-ils apporter aux pharmacies, notamment en termes d'innovation, de compétitivité ou de digitalisation ?
Cette financiarisation a rencontré un certain succès : chez Hygie31, les pharmacies Lafayette sont passées d’une centaine à près de 3 000 pharmacies, avec une croissance organique. Pharmacorp et Aprium bénéficient aussi une forte croissance similaire. Mais elle demande de mobiliser rapidement des capitaux relativement importants. Un groupement, sans investisseur, n’a pas la capacité de performer en termes de croissance et d’investir dans les services, ou alors avec beaucoup plus d’efforts. Les investissements dans les nouvelles missions, l’enseigne, la formation, le trade marketing ou les nouvelles technologies comme l’Intelligence artificielle demandent aussi des moyens et une expertise difficiles à obtenir sans ce soutien.
Cependant, beaucoup de pharmacies, notamment les plus petites, se passent très bien des services proposés par ces groupements structurés et sont surtout intéressées par les conditions commerciales. Aujourd’hui encore, de nombreux groupements offrent peu de services et se concentrent sur cet aspect.
Quelles sont, selon vous, les principales craintes que les pharmaciens peuvent avoir face à l'arrivée de ces acteurs financiers dans les groupements ?
In fine ce sont les pharmaciens qui créent de la valeur, or les conditions commerciales octroyées par les laboratoires constituent une part importante du modèle économique des groupements : c’est autant de remises que les pharmaciens ne recevront pas. Mais beaucoup ne se sentent pas concernés, car les conditions sont encore suffisantes et ils ont l’embarras du choix. Dans une dizaine d’années, lorsque le nombre de groupements sera plus faible et que la moitié d’entre eux ainsi que les laboratoires seront soutenus par un fonds d’investissement, la situation sera bien différente. Car ces derniers ont des impératifs de rentabilité, et dans un délai assez court. Ils ont 5 ans pour acheter un groupement, investir dedans, et le revendre avec un profit maximum.
Prenons l’exemple de Lafayette. Rothschild a investi dans ce groupement en 2016, quand il comptait 117 officines, puis a revendu ses parts en 2021, quand Lafayette dénombrait 250 adhérents, soit plus du double ! Ce genre de croissance exceptionnelle est toutefois de plus en plus difficile à atteindre et sera probablement impossible à reproduire. Dans le futur, pour continuer à faire du profit il faudra augmenter la pression sur les adhérents, avec des cotisations plus lourdes, des remises plus faibles, des abonnements sur les services plus chers…
Mais ce n’est pas le seul modèle…
En effet, de nombreux groupements ou fédérations de groupements coopératifs comme Giropharm, Evolupharm, Elsie Santé ou Apsagir existent et rencontrent beaucoup de succès, en arrivant à mêler services et bonnes négociations commerciales, tout en s’assurant que tout reste dans la profession. Je pense que les modèles capitalistiques, en quasi-franchises, les coopératives et les pharmaciens indépendants vont encore cohabiter pendant longtemps.
Comment la rentabilité financière des fonds d'investissement peut-elle s'aligner ou entrer en conflit avec les valeurs traditionnelles du secteur pharmaceutique, axées sur la santé publique ?
C’est un débat vieux de 20 ans qui n’est pas encore résolu. Mais l’important, c’est que le patient reçoive le bon médicament et soit bien soigné. Il n’y a pas besoin de tant de garde-fous que ça pour le garantir. La meilleure voie, c’est d’assurer la liberté de décision du pharmacien, qu’il puisse partir librement s’il n’est pas satisfait de son groupement ou de son partenaire financier, et que ce dernier n’ait pas le pouvoir de conditionner les décisions de l’officinal.
Comment voyez-vous l'évolution du secteur officinal dans les 5 à 10 prochaines années à l’aune de cette financiarisation ? Est-il possible d’imaginer un équilibre entre impératifs financiers et préservation de la mission de santé publique des pharmacies ?
Bien entendu. En Angleterre, il y a des chaînes de pharmacies majoritaires, mais encore beaucoup d’indépendants. Plus que l’indépendance du pharmacien, c’est la survie des petites officines et le maillage territorial qui sont menacés par cette financiarisation sans garde-fou. Quand on a une grosse pharmacie avec des effectifs, mettre en place les nouvelles missions est facile, mais pour beaucoup de petites pharmacies isolées, c’est mission impossible. L’écart avec les grosses pharmacies s’agrandit et leur paupérisation s’accélère. Ces dernières années, 2 500 ont fermé.
Pour l’instant, ces fermetures ne posent pas trop de problèmes au niveau de la Santé publique, mais avec un rythme actuel de l’ordre de 300 fermetures par an, un cap finira par être franchi. Le pire reste à venir, et c’est la mort de ces petites pharmacies. En revanche, je ne suis pas convaincu par les discours alarmistes des instances ordinales sur l’indépendance du pharmacien, car l’immense majorité fait très bien son travail, même avec un investisseur derrière.
Aujourd’hui, la financiarisation vient essentiellement des pharmaciens
Serge Gilodi
Le pire reste encore à venir, et c’est la mort des petites pharmacies
Serge Gilodi
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