Médecin généraliste dans le 18e arrondissement de Paris, dans le quartier populaire de la Goutte d’Or, présidente du syndicat de libéraux MG France, la Dr Agnès Giannotti ne veut pas entendre parler de « délégation de tâches ». À cette expression, elle préfère celle de « coopération professionnelle ». Un travail en relation avec les autres professionnels de santé qui est aujourd’hui inévitable à l’heure des CPTS et autres dossiers médicaux partagés. L’interpro génère toutefois son lot de frustrations, d’incompréhensions, parfois de colère chez les médecins généralistes, qui ont le sentiment de voir leur profession détricotée au profit des autres professionnels avec qui ils sont amenés à travailler. Vaccinations désormais possibles en officine, dispensation protocolisée par le pharmacien pour les traitements de la cystite et de l’angine, création du statut d’infirmière en pratique avancée (IPA) encore récemment appuyée par la nouvelle ministre de la Santé… Des évolutions qui n’ont dans le fond qu’un seul but, garantir un meilleur accès aux soins aux patients dans le contexte de désertification médicale que l’on connaît.
Les politiques, qui ont œuvré ces dernières années à transformer le système, nient les particularités de chaque profession de santé.
Bien que nécessaires, ces adaptations sont-elles toujours pertinentes ? Correspondent-elles aux besoins exprimés par les professionnels de terrain ? « Non », répond sans nuance la Dr Agnès Giannotti, qui va même jusqu’à accuser les pouvoirs publics « d’instrumentaliser » chacune des professions de santé, pour les monter les unes contre les autres dans une version médicale du « diviser pour mieux régner ». « Ce que j'aimerais c'est faire comprendre notre vision des choses, la réalité que l’on vit. Il y a des incompréhensions parce que chacun voit la situation depuis là où il est », explique premièrement la présidente de MG France. Pour elle, cette coopération imposée par les autorités décisionnaires constitue davantage « un gâchis » qu’un atout. Des mots forts qu’elle tente de justifier. « Pourquoi j’emploie ce terme de gâchis ? Parce que je pense qu'on a des soins primaires très riches en France avec des professions, des savoir-faire et des cadres d’exercice différents, complémentaires avec celui des autres. Or, cette complémentarité n’est pas utilisée », observe la généraliste. Pour elle, le pouvoir politique a donc davantage cherché à semer la zizanie entre les différentes professions de santé plutôt qu’à trouver un modèle vertueux où chacun peut garder sa place tout en bénéficiant des compétences des autres.
Pour les entretiens de prévention, ils ont fait un processus standardisé, c'est complètement idiot. Les professionnels de santé ne font pas les mêmes choses, ne voient pas les mêmes patients…
Objectif de santé publique versus objectif politique
La présidente de MG France accuse les politiques, qui ont œuvré ces dernières années à transformer le système, de nier les particularités de chaque profession de santé. « Alors que l’on est tous en difficulté aujourd’hui, les pharmaciens, les généralistes… On a besoin de s'entraider, pas de ferrailler sur des sujets sans aucun intérêt. Dans une pharmacie il se passe plein de choses, pas les mêmes que dans un cabinet médical, mais c'est complémentaire. On se coordonne ou on coopère ». Elle l’affirme, le syndicat qu’elle préside se refuse à établir une quelconque hiérarchie entre les différents professionnels qui travaillent autour du patient. L’important pour la Dr Giannotti est plutôt de voir « comment on organise l'ensemble du système de santé au profit des patients. Si l’on veut être efficace, il faut vraiment différencier ce qui relève d’un objectif de santé publique et ce qui est un objectif politique. »
Ce qui m'intéresse ce n’est pas de voir un PDF dans le DMP, je ne l'ouvrirai pas. Ce dont j’ai besoin c’est que le nom du vaccin administré vienne s'inscrire dans nos logiciels métier, au bon endroit
La praticienne constate notamment que le bât blesse sur un élément pourtant jugé capital par tous les ministres de la Santé qui se sont succédé ces dernières années : la prévention. Elle juge avec sévérité la manière dont ont été conçus les bilans de prévention aux âges clés de la vie. « C'est essentiel la prévention et pourtant on n’est pas très bon en France, regrette-t-elle. Pour ces entretiens de prévention, ils ont fait une sorte de tableau Excel avec un processus standardisé pour tous les professionnels de santé, c'est complètement idiot. Les professionnels de santé ne font pas les mêmes choses, ne voient pas les mêmes patients… Le pharmacien par exemple peut avoir un rôle à jouer sur la polymédication et l’iatrogénie. Il peut vérifier que le patient ne prend pas deux fois le même médicament. Mon propos ce n’est pas de dire que seuls les généralistes doivent faire de la prévention, pas du tout, mais la prévention cela impose que la spécificité des rôles de chacun soit respectée », expose la Dr Giannotti. Autre problème qui se pose selon elle, la complexité des systèmes d’information entre professionnels de santé, notamment du DMP. « Ce qui m'intéresse ce n’est pas de voir un PDF dans le DMP, je ne l'ouvrirai pas. Ce dont j’ai besoin c’est que le nom du vaccin administré vienne s'inscrire dans nos logiciels métier, au bon endroit. »
Une délégation de tâches finalement contre-productive ?
Propos qui pourra étonner, la présidente de MG France observe de son point de vue que ce partage de compétences (ou délégation de tâches) ne fait pas gagner du temps aux généralistes, ce qui est pourtant l’un des objectifs affichés par les autorités de santé lorsqu’elles décident de confier tel ou tel acte qui incombe habituellement aux médecins à des pharmaciens ou à des infirmiers. Au contraire, la représentante des médecins libéraux constate, à son niveau, que ces délégations de tâches lui font perdre du temps. « Quand on veut aider quelqu'un il faut lui demander ce qu’on peut faire pour l’aider et non lui imposer une solution qu’il n’a pas choisie. L'objectif n'a jamais été de nous aider, nous généralistes », accuse-t-elle, pointant du doigt les décisions du pouvoir politique qui auraient donc été prises sans concertation avec les médecins libéraux selon elle.
Contrairement aux idées reçues, les généralistes n’expédieraient pas leurs patients le plus vite possible par manque de temps, au contraire la durée moyenne d’une consultation augmente, affirme-t-elle, citant une étude britannique menée sur le sujet. Des travaux menés sur plus de 1 200 cabinets médicaux et publiés fin 2022 dans « Health and Social Care Delivery Research » ont en effet démontré que la délégation de tâches à d’autres professionnels n’améliorait pas les conditions de travail des généralistes. Loin de là. Les praticiens suivis affirmaient ne pas être satisfaits par le travail fourni par les pharmaciens, kinés et autres infirmières. Pire, cette coopération a augmenté la charge de travail des médecins (notamment à cause du temps passé à former et à superviser les autres professionnels) et serait même associée à une hausse du nombre de prises en charge aux urgences ! Paradoxalement, les patients interrogés pour les besoins de l’étude déclaraient, eux, être plutôt satisfaits par le niveau de prise en charge des professionnels de santé autres que leur médecin. Face au constat imposé par cette étude, certes basée sur le ressenti de médecins britanniques et non français, que peut-on mettre en place pour apporter une meilleure qualité de suivi aux patients tout en améliorant les conditions de travail de ceux qui s’en occupent ?
La médecine générale : une profession en souffrance ?
Pour la Dr Agnès Giannotti, il faut prendre en compte le fait que les patients ne sont plus les mêmes qu’avant. Davantage de patients avec des pathologies lourdes, qui nécessitent donc un temps de consultation plus long, en plus des tâches administratives, très chronophages aujourd’hui. « Là où nous avons justement besoin d’aide, c'est pour les patients compliqués. Les patients simples, eux, nous sont relativement bien payés et ne nous prennent pas beaucoup de temps », explique-t-elle. En effet, se pose ici la question du modèle économique qui est aujourd’hui appliqué à la médecine générale. Une réalité pas suffisamment prise en compte, dénonce la présidente de MG France. « Une consultation pour une angine m’est payée autant qu'une consultation pour un patient chronique. Par conséquent, effectivement du point de vue de l’équilibre économique, il est fondamental que l’on garde certains de ces actes dits faciles, reconnaît-elle. L'interprofessionnalité, ce n’est pas pour nous faire gagner du temps médical, c'est pour qu'on gagne ensemble de la qualité des soins, ajoute-t-elle. Souvent on imagine que le médecin traitant c'est tout une série de petites tâches que l’on peut déléguer à droite et à gauche. Si on pense cela, alors cela signifie que l’on ne comprend pas ce qu’est notre mission. Si on fait encore perdre du sens à notre travail, des généralistes vont déplaquer. Nous sommes une profession en souffrance et si l’on nous enlève encore des tâches faciles pour nous laisser uniquement ce qui est compliqué, nous serons nombreux à arrêter et si cela arrive, alors ce sont les pharmacies qui en souffriront les premières », avertit-elle enfin, rappelant au passage que de nombreux médecins généralistes ont décidé ces dernières années de tourner le dos à leur profession pour partir exercer au sein de structures offrant des conditions bien plus avantageuses…
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