Quel est le rapport entre Elon Musk, le patron de Space X qui propose de coloniser la planète Mars, et le pharmacien d’officine ? C’est par cette question quelque peu provocante que Nicolas Bouzou interpelle la profession sur ses capacités à innover pour répondre aux défis de son temps.
« Autrefois, l’objectif était de soigner les maladies infectieuses. Aujourd’hui, il s’agit de faire face aux pathologies chroniques et aux cancers. Demain, il faudra répondre à la comorbidité liée à l’allongement de l’espérance de vie. L’être humain, pour peu qu’il soit épargné par la maladie, est en effet conçu pour vivre jusqu’à 120 ans », déclare l’économiste de la santé, invité d'honneur de la Journée de l’Économie.
Ligne de rupture
Comme les entreprises de la Silicon Valley désormais lancées dans la course pour repousser les limites de l’espace vital afin de faire face à la surpopulation, conséquence de l’allongement de la durée de vie, les pharmaciens doivent se préparer à affronter les effets du vieillissement de la population. La profession se retrouve en première ligne pour affronter cette nouvelle grande mutation, la quatrième dans l’Histoire de l’humanité, comme le souligne Nicolas Bouzou.
Se référant au concept, désormais convenu, de destruction créatrice*, l’économiste prédit en effet que cette prochaine étape touchera en priorité le monde de la santé. La santé ne s’est-elle pas toujours trouvée dans l’Histoire au cœur des mutations ? Car c’est aiguillonnée par l’amélioration de ses conditions de vie que l’humanité n’a de cesse de vouloir optimiser son environnement économique. Toutes les innovations qui changent en profondeur l’économie trouvent également une application pour soigner mieux et pour permettre à l’être humain de vivre plus longtemps.
Dans une logique immuable, à chaque type d’innovation correspond un nouveau type de technologie, tandis qu’apparaît une nouvelle forme d’organisation. Une constante qui se vérifie depuis que l’Homme est apparu sur terre. Les pharmaciens, en revanche, doivent s’attendre à une rupture. « La pharmacie des trente glorieuses est morte. Elle ne réapparaîtra pas », annonce Nicolas Bouzou, s’empressant d’ajouter, un rien provocateur « et c’est formidable… ».
Coexistences
Selon lui, le changement des organisations provoqué par l’innovation – la théorie de la destruction créatrice — ne va pas manquer de chambouler le monde de la santé. Un effet bénéfique que les pharmaciens ne doivent rater à aucun prix. Car de même que l’apparition du véhicule électrique révolutionne le monde de l’automobile, et avec lui celui de l’assurance, l’offre de soins va être bouleversée dans ses différentes instances (hôpitaux, médecine de ville, pharmacie).
Pour étayer sa démonstration, l’économiste n’hésite pas à jouer l’iconoclaste. À l’heure de Microsoft et des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), il va jusqu’à affirmer que la valeur ajoutée du médecin n’est plus le diagnostic mais bien l’annonce et la gestion de ce même diagnostic. Toutefois, pas de scénario catastrophe en vue. Nicolas Bouzou rassure les professionnels, ils pourront très bien survivre à ce changement de paradigme. À la condition qu’ils comprennent que la technologie et l’humain ne sont pas substituables, mais complémentaires. « Bien au contraire, l’hypertechnologie implique une hyperhumanité. Car la technologie appelle l’humain et l’oblige à se spécialiser dans ce pour quoi il est bon, l’accueil, les conseils, l’accompagnement personnalisé, des choses qui justement ne sont pas dévalorisantes. On a plutôt intérêt à sous-traiter le diagnostic, pour s’occuper de tout ce que la technologie ne peut pas faire », affirme Nicolas Bouzou.
Mais le professionnel de santé, médecin ou pharmacien, ne joue-t-il pas justement sa légitimité, sa crédibilité sur cette expertise ? Lui enlever cette caution ne revient-il pas à le reléguer à un rôle subalterne ? Nicolas Bouzou réfute cette éventualité. Il en veut pour preuve la situation des pilotes de ligne qui, en dépit de la haute technicité de leurs appareils, n’ont pas vu la qualité de leur formation diminuer. À l’instar des pilotes qui continuent de maîtriser les systèmes de navigation, le professionnel de santé sera, lui aussi, appelé à réagir face à des situations pour lesquelles la machine n’est pas programmable. « La technologie, certes, sera extraordinaire, mais elle ne restera qu’une aide », déclare-t-il, avant d’affirmer « ce sera toujours vous qui porterez la responsabilité de ce que vous faites. Ne serait-ce que parce que vous en porterez toujours la responsabilité légale ».
Intégrer médecine et pharmacie
Dans cette prospective, le pharmacien détient, selon Nicolas Bouzou, une position inédite. Et, une nouvelle fois, l’économiste bouscule les codes de la pharmacie. À l’heure d’Internet et des autres réseaux de distribution, la profession ne peut plus se contenter de la vente de boîtes. Et surtout elle ne peut plus assurer sa rémunération sur cette base au risque, sinon, de signer son arrêt de mort. « Militez plutôt pour une très large extension de vos compétences », lance-t-il, exhortant les pharmaciens à participer davantage à l’efficience des soins.
L’économiste n’en reconnaît pas moins que cet engagement reste conditionné à une rémunération adéquate ainsi qu’à « une plus grande porosité entre les différents domaines de la santé, c’est-à-dire à une intégration de la médecine et de la pharmacie ». Ainsi pourrait-on s’imaginer, suggère Nicolas Bouzou, que les pharmaciens disposent d’une capacité de prescription plus forte qu’actuellement. À l’instar des opticiens qui, grâce à leur capacité de prescription, « sont en train de devenir des professionnels de santé à part entière ».
Dans cette perspective, la pharmacie, devenue une entreprise plus classique, voire une officine entrepreneuriale, va profiter de ce que Nicolas Bouzou nomme « une hybridation plus importante entre la délivrance du médicament et la médecine ». Une intégration qui ne peut profiter qu’à l’efficience du système de soins, but ultime de l’innovation dans le domaine de la santé, elle-même synonyme de progrès.
* Notion décrite par l’économiste autrichien Josef Schumpeter dans « Capitalisme, Socialisme et Démocratie ».
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