Intelligence artificielle

Le pharmacien au cœur de l'algorithme

Publié le 28/10/2019
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Invité d'honneur de la 20e Journée de l'économie, David Gruson, qui a notamment contribué à la dernière loi de bioéthique, estime que l'intelligence artificielle n'est pas assez présente dans le système de santé. Le fondateur d'Ethik-IA observe, surtout, que le sujet n'est quasiment jamais évoqué dans le cadre de la pharmacie. L'officine constitue pourtant, selon lui, un lieu stratégique pour assurer son développement.
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Crédit photo : S. Toubon

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Crédit photo : S. Toubon

Si la recherche en intelligence artificielle (IA) a commencé dès 1956, elle peut sembler, plus de 60 ans plus tard, encore bien éloignée du comptoir. Issu d'une longue lignée de pharmaciens, David Gruson, ancien délégué général de la Fédération hospitalière de France et actuel directeur du programme santé du groupe Jouve, a fondé Ethik-IA pour défendre une « régulation positive » de l'IA en santé. Alors que cette dernière fascine autant qu'elle effraie, ce spécialiste de la transformation digitale reconnaît l'existence d'un risque, déjà perceptible : « l'IA n'est, aujourd'hui, pas assez présente dans le système de santé » et le sujet « est encore très peu traité » lorsqu'il est question de pharmacie. Pourtant selon David Gruson, l'officine constitue tout simplement « le point nodal de l'IA en santé » car elle concentre, en un seul et unique lieu, trois domaines d'application : le diagnostic, le pilotage de données et le back-office.

L'officine : lieu d'accès aux solutions algorithmiques

L'élargissement du champ d'intervention et les nouvelles missions feront de la pharmacie « un lieu d'accès aux solutions algorithmiques d'aide à la prise en charge des patients ». Lieu stratégique, l'officine, permet la collecte de données décisives dans trois domaines distincts. Elle offre la possibilité de recueillir la donnée de recours aux médicaments et permet, dans le même temps, la collecte de données de parcours. Point d'observation et d'action dans la prise en charge des maladies métaboliques, comme le diabète ou l'insuffisance rénale, « l'officine servira aussi à alimenter les modes de financement transverses que requerront ce type de données ». Enfin, point le plus important mais paradoxalement le moins souvent évoqué lorsqu'on parle d'IA intégrée à la pharmacie, tout ce qui concerne le back-office. « Même si c'est le moins glamour, c'est sans doute le sujet qui avance le plus vite dans le débat », précise David Gruson. Un dernier point qui constitue notamment un enjeu majeur pour les groupements. « Ce qui est intéressant lorsqu'on voit le sujet de l'IA depuis l'officine, c'est qu'elle sera présente dans le cœur de métier et la prise en charge des patients, dans la collecte de données, mais aussi dans le pilotage des fonctions support. Il y a très peu d'autres lieux où l'on retrouve cette triple conjonction. »

Ophtalmologie : des avancées déjà visibles

Dans le domaine médical, quelques exemples donnent une idée à quel point l'IA pourra modifier la prise en charge de certaines maladies derrière le comptoir. Parmi les principales concernées, l'ophtalmologie. L'apprentissage machine (ou machine learning) permet d'enseigner à un algorithme comment analyser une image ou un scan, pour détecter la présence, ou l'absence, d'une pathologie. Un procédé déjà opérationnel pour diagnostiquer les glaucomes, la rétinopathie diabétique, ou la dégénérescence maculaire liée à l'âge (DMLA).

Si un patient se présente avec un symptôme, le machine learning est aussi capable de diagnostiquer d'autres problèmes de santé qui n'étaient absolument pas apparents. « Dans le cas de la rétinopathie diabétique, l'agence de sécurité sanitaire américaine (FDA), a labellisé, depuis avril 2018, IDX-DR, un algorithme de diagnostic. Dans le dossier joint à cette labellisation, il est précisé qu'IDX-DR va 30 fois plus vite qu'un ophtalmologue humain, avec un niveau de performance diagnostique équivalent le matin, de 25 % meilleur le midi et 50 % plus performant en fin de journée » détaille David Gruson. Contrairement à l'homme, l'IA ne connaît pas la fatigue. Un doute majeur subsiste néanmoins, « si notre système de santé ne bouge pas en France, si on n'arrive pas incuber ces innovations, patients et professionnels de santé risquent de se faire imposer des solutions algorithmiques conçues ailleurs », sans aucune garantie sur leur caractère éthique. Autre point à surveiller pour David Gruson, « imaginons qu'un patient vienne voir son médecin traitant, ou son pharmacien, en disant qu'il ne souhaite pas attendre 3 ou 4 mois pour avoir rendez-vous avec un ophtalmo humain mais qu'il préfère avoir le cliché de fond d'œil, quitte à payer des centaines d'euros pour avoir l'avis plus fiable d'IDX-DR. Cela pourrait rapidement avoir un impact sur la Sécurité sociale et sur l'égalité d'accès aux soins ».

Des personnes âgées qu'il faudra orienter

Dans le champ du cancer, le machine learning par reconnaissance d'image offre, là encore, des perspectives très intéressantes. Pour les cancers du côlon ou de la peau, des techniques se développent en radiothérapie, en particulier pour mieux cibler les cellules tumorales. Coté français par exemple, Thérapixel a développé une des meilleures solutions au monde de diagnostic des mammographies et « rien n'interdit de penser que l'officine puisse être un jour un lieu où les patients pourront avoir accès à ce type d'innovations ».

Outre l'ophtalmologie ou le cancer, l'IA est aussi présente dans des domaines plus inattendus. « Des robots de stimulation pour les personnes âgées sont présents dans les EHPAD, il y a aussi, au sujet du vieillissement, des travaux plus fondamentaux pour mieux comprendre le fonctionnement des dégénérescences. » Face à la « forêt » d'appareils connectés qui pourraient être proposés aux aînés à l'avenir, le pharmacien pourrait avoir un grand rôle à jouer dans le conseil et l'accompagnement, estime David Gruson.

L'IA : destructrice d'emplois ?

C'est notamment sur son éventuel impact sur les ressources humaines que l'IA suscite le plus d'inquiétudes. « Certains rapports prédisent des suppressions de poste massives, d'autres annoncent des créations d'emplois mirifiques. La disparition des radiologues est souvent évoquée, par exemple, alors qu'on observe plutôt un décalage du métier de radiologue vers une activité à plus haute valeur ajoutée. Rien n'indique pour l'instant qu'une spécialité médicale pourrait disparaître totalement à cause du déploiement de l'IA, à l'exception des anapathes, déjà de moins en nombreux aujourd'hui car évoluant dans des structures de plus en plus automatisées. »

Pour David Gruson, l'IA est victime d'un second préjugé, elle ne concernerait que les structures ou territoires innovants. Un postulat « qui sera souvent contredit dans la pratique, prédit-il. Des solutions viseront à donner des réponses satisfaisantes à des besoins de santé courants et seront diffusées dans des territoires où il n'y a plus de réponse médicale ». David Gruson imagine déjà des zones où des pharmaciens seront uniquement entourés de solutions algorithmiques et auront, par conséquent, un grand rôle à jouer pour aider les patients à se repérer dans ce système. Preuve de l'importance des enjeux qu'elle soulève, l'IA a été inscrite, en août, dans l'arrêté fixant les orientations prioritaires du développement professionnel continu (DPC).

Une supervision humaine indispensable

Dans un monde où l'humain sera moins présent, quelle place aura l'éthique ? Quoi qu'il arrive, la supervision humaine des algorithmes est et sera indispensable, mais ce contrôle ne doit pas être systématique, il doit être opéré « à des points critiques » affirme David Gruson. Pour cela, des outils opérationnels sont à l'étude, à l'image de la « télémédecine de garantie humaine », conçue par lui-même en collaboration avec la Société française de télémédecine. « L'algorithme propose une solution selon la situation du patient, et le professionnel de santé doit ensuite appeler un confrère. C'est de la télé-expertise telle qu'elle est définie aujourd'hui, sauf que l'on remplace l'avis humain par un avis algorithmique. » Un collège de garantie humaine peut aussi être mis en place pour associer les professionnels de santé sur un territoire donné. Une idée déjà mise en place par l'Union française bucco-dentaire, qui a obtenu une labellisation pour expérimenter une IA de panoramique dentaire. « Très protecteur, l'environnement juridique français a ses vertus mais ne doit pas être un frein à l'innovation. Il faut des clés de régulation pour assurer, en premier lieu, le consentement du patient. Actuellement, le droit actuel suffit, mais il faudra aussi que le pharmacien, ou le médecin, l'informe que la solution qui lui est proposée repose sur une intelligence artificielle. » En n'hésitant pas à lui préciser, le cas échéant, que le procédé a prouvé son efficacité et qu'il a déjà montré des résultats intéressants chez certains patients.

Nul ne sait encore quelle place précise occupera l'IA dans le domaine de la santé à l'avenir. L'homme y trouvera toujours une place, comme cette expérience vécue par David Gruson dans un hôpital en Chine le prouve. « On m'a montré là-bas un robot de prostatectomie d'une précision que je n'avais vue auparavant. À l'étage en dessous, il y avait une salle d'acupuncture. Je leur ai alors demandé s'ils avaient imaginé mettre en place un robot acupuncteur. On m'a répondu que c'était trop sensible, qu'il fallait obligatoirement un geste humain très précis et que, dans ce domaine, on ne pouvait pas se passer de la garantie humaine. »

Pascal Marie

Source : Le Quotidien du Pharmacien: 3552